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Revue n° 03
Décembre 2016
ISSN 2437-0614 DL : 1979-2014
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Sommaire
Mohamed Khadda : L’œil du Dahra,
Pr. Benamar Médiène 03
L’humus culturel et civilisationnel mostaganémois chez Mohamed Khadda,
Dr. Mansour Benchehida 10
Ancrages, héritages et démesure chez Mohammed Khadda,
Pr. Aziz Mouats 13
3
Mohamed Khadda : L’œil du Dahra.
Pr.Benamar Mèdiéne, Professeur des universités d’Oran et d’ Aix- en- Provence
Peut-être que, pour Mohamed Khadda, tout
aurait commencé, en l’an 1944, dans une
imprimerie, la bien nommée ‘’Ain-Sefra’’, à
Mostaganem, au point zéro du méridien. J’aime à
imaginer que l’archéologie de l’art khaddaien se
tienne enfoui, ici, dans une petite Babel, où
s’étagent des cases de lettres de plomb. J’aime à
inventer une légende qui, à partir de presque rien,
par exemple d’une enseigne peinte sur un mur, se
narrerait la persévérante pesée de l’âme d’un
adolescent explorant, à tâtons, les possibles
humains, et lui, inquiet et persévérant, il
extérioriserait les siens. A peine éveillé, Khadda
était attentif aux signes, et quand ceux des
hommes l’ennuyaient, il écoutait l’olivier, la ronce
ou la lettre, toute nue. J’ai évoqué l’enseigne
d’une imprimerie. Méditez ce nom : Ain-Sefra,
écoutez-en la sonorité, et l’image, en réfraction,
vous viendra à l’esprit, emplira le regard. Ain-
Sefra est une allégorie sans prétention, un nœud
de métaphores serait plus juste. Le aïn prosaïque
est l’œil, organe de vision, mais il peut être aussi
œil-talisman, dessin cabalistique, protecteur ou
maléfique. Aïn est aussi harf, figure alphabétique
en croche, en harpon ou en triangle. Aïn signifie,
enfin, la source versus la vie… Second
signifiant : Sefra jaune, couleur du feu, absolu du
soleil. L’astre fascinait Van Gogh, Icare sans
ailes, désirant l’atteindre au risque de s’aveugler
ou de périr. Entre les mots-phonèmes aïn et sefra,
le tiret ne les sépare pas, il les soude faisant naitre
un troisième terme : Ain-Sefra, ville à l’orée du
Sahara. La cité du désert et le jaune-ocre des
sables font sourdre du regard de khadda la
pathétique figure d’Isabelle Eberhardt. Le peintre
lit sa poésie, sa prose et sa biographie, sourit à
l’inversion du mythe et du fantasme arabes : elle
est Leila, amoureuse inspirée du désert,
chevauchant son destrier buveur de vent, qui
séduit Qaïs, son amant captif. Il songe à Isabelle,
dans l’ivresse de la saga rimbaldienne et son
ultime fatalité. Tragique Isabelle, emportée par les
eaux jaunes de l’oued en crue. Isabelle
éternellement jeune, éternellement libre.
L’imprimerie sera le lieu de son initiation au
travail, lucratif et magique. La cécité du père et de
la mère rend toute la famille dépendante du salaire
de l’aîné, soustrait aux études. Mohamed Khadda,
quatorze ans, titulaire du Certificat d’études
primaires, y est apprenti typographe, sous la
conduite affable de monsieur Mouré, maitre
imprimeur. Curieux, obstiné comme tout poète
l’est, Mohamed aux doigts tâchés d’encre, veut
comprendre ce que veut bien dire cette métaphore
où tout se mélange et se confond : l’enseigne de
l’atelier au toponyme saharien, la source à l’œil et
la lettre à la couleur. Déchiffrer ces entrelacs,
suivre le trajet secret pour atteindre un paysage,
aller là où le corps ne peut pas aller, là où l’œil ne
voit pas, passer de l’autre côté du réel, traverser la
toile. Comment peindre l’olivier, la Casbah, le
Dahra, la Kabylie… sans perdre le souffle et
l’équilibre ? Comment peindre Bachir et Maurice,
sans céder à l’effarement ? Il lui faut, pour
accomplir l’œuvre, aller habiter une autre
temporalité, dilater et condenser le temps, le
dévorer, le réduire à cette ligne, à cette courbe, à
cet empâtement, à cette coulée voyageant entre la
source et le fleuve et finit dans la mer. Non,
Khadda ne vacille pas, ne ferme pas les yeux.
Comme pour Van Gogh, le pinceau est un
paratonnerre, la palette un bouclier.
4
Mohamed Khadda lève les yeux, premier acte
d’homme, il écrit de la poésie, une passion
juvénile, qui grandira avec lui, s’échangera avec
celle d’amis de combat et d’espérance : Anna
Greki, Bachir Hadj-Ali, Jean Sénac, Malek
Haddad, Kateb Yacine,Tahar Djaout, Habib
Tengour, Tahar Ouattar…, avec celle d’Eluard,
Neruda, Atahualpa Yupunqui, Benis, Fouad
Negm, Derwiche, Adonis … et les anciens :
Khayyâm, Ibn Arabi,Jahiz, Hariri… Il sait que
toute lettre est un dessin, et que le dessin, probité
de la peinture, disait Ingres, peut s’émanciper de
la lettre et engendrer, outre les virtuosités
calligraphiques, d’autres signes naissant à chaque
rotation du temps. Dans son labeur, le pinceau de
Khadda ne quitte pas la toile ; la trace qu’il laisse
ne parait pas naitre d’une intention, mais surgir du
mur qu’est la toile. Qui pourrait avoir la folle
certitude ou même se flatter de délivrer d’un
symbole son dernier mot ? Une œuvre est comme
le ciel : on y voit toujours de nouveaux signes, de
nouveaux sens, sans être capable de les nommer
tous, sous peine de les encombrer d’idéologie ou
d’ésotérisme faisant sombrer tout intérêt
esthétique. L’œil plane, brosse la surface, se laisse
attraper par la totalité de vision ou choisit un
détail, une luminosité, qui cristalliserait ainsi
autour d’un sens dramatisation
Pour Khadda, le harf est un cosmos, un chant
liturgique et sensuel. Que sont Lettre de Koufa,
Dit du Scribe et Alphabet libre sinon des
symphonies graphiques, unissant Terre et Ciel,
l’Homme au milieu. Inutile de tordre et de
maquiller le harf, avertit Khadda, il vient de si
loin, tels le alif et sa rectitude, le ha, corde nouée
et souffle illahien, le noun, courbure galbée et
lascive, pointée en son milieu... Chaque harf est
en nous, disait-il, il trace notre histoire et nos
légendes, fait remonter du fond des âges, des
figures et des musiques oubliées.
Khadda thésaurise avec une joie jalouse un
magnifique capital de poésie populaire : les
qaçidat versifiées de sidi Abderrahmane El
Majdoub, mystique errant, les mélopées
hédonistes ou sacrées des chouyoukh-bardes
Hamada et Khaldi et de la volcanique chikha
Rimiti, les halqat théâtralisées, le théâtre brechto-
mostaganemois de Kaki, son camarade de
quartier, les hymnes patriotiques scouts. De ces
temps mémorisés, il garde en tête les odeurs et les
bruits de sa ville, les vibrations sèches du bendir,
les grondements du luth, les lamentos de la flute
faisant écho aux voix rauques des bardes.
Donc, au début, chez Khadda, le verbe est
premier, le harf est son cœur. La lettre
typographique est à la fois tactile et olfactive. Du
bout des doigts, il tient le cube de plomb portant
un des vingt huit signes de l’écriture latine, il est
lourd et fragile, médiateur entre le monde
invisible et lui. Apprenti prestidigitateur et sorcier
en initiation, il compose un texte, l’imprime, le
multiplie ; géomètre et architecte, il élabore ses
premières maquettes, des tableaux en quelque
sorte. Artisan, il est à la porte entr’ouverte de l’art,
il fabrique des brochures et des livres. Le jeune
homme se sent, se veut, se projette poète. Il est
fou de Baudelaire, de Musset, de Verlaine… ; les
mots bougent en lui, il les dompte et les rythme,
envoie ses textes à la revue Simoun, qui les lui
renvoie. Qu’importe, chacun des titres de ses
poèmes refusés sera le titre d’un futur tableau.
Alors il achète canson, crayon, fusain, pastel,
gouache. Il apprend le dessin par correspondance
et en applique les règles académiques. Sa
rencontre avec Abdallah Benanteur, en 1947,
renforce sa vocation. A deux, ils forment une
5
école où ils sont maitres et élèves. L’amitié se fait
complicité, puis fraternité. Gémellité astrologique.
Ils vont à Oran, au musée, pour voir du Delacroix,
du Renoir, du Marquet, du Matisse, se risquent au
centre ville jusqu’à la galerie Colline, boulevard
Gallieni. Peut-être y ont-ils vu les premières
aquarelles d’Abdelkader Guermaz.
Khadda raconte ce qui pourrait être la scène
primitive de leurs premières émotions artistiques.
Ce bout de texte, prose poétisée, dédié à
Benanteur, va bien au-delà d’une simple narration
de souvenirs. Séquence textuelle couplée au temps
d’alors. Le mot, fort, perce la carapace du
contingent, émerge au présent. Dans un même
souffle ascendant, Khadda écrit et peint, le mot
éclate, l’image foisonne, peinture et écriture
s’épousent : Litanie des pierres. Langage brûlant,
le verbe flamboie et monte du plus profond de
soi ; il cascade au rythme de l’oued Cheliff, quand
il est gonflé des pluies d’automne.
‘’Nous allions à la recherche du ‘’sujet’ au
pied du Dahra, montagnes basses et fauves,
cuirassées de leur maquis et de leurs genêts. Elles
descendent lentement vers la mer, s’affalent et
s’effritent au bord de la Méditerranée à peine
moirée, réfléchissant le bleu outrageusement bleu
du ciel. Nous sommes sur le méridien zéro (…)
Tout comme les lettres sur la planche de l’école
coranique, l’alphabet de ce paysage âpre, sa
luminosité, allaient hanter l’œuvre qui
s’élaborait, enracinant l’artiste au cœur d’un
monde minéral-végétal (…) Et puis il y a ces
choses de rien qui, croit-on, nous laissent
indifférents mais qui, à notre insu, alimentent la
mémoire et nourrissent le travail de l’artiste (...)
Ainsi de la litanie des pierres.’’
***
Deux topographies, l’une imaginaire tracée sur
le globe terrestre indique le zénith et le nadir de
l’astre solaire ; la seconde nomme des monts
arborés, des vallées, des grottes et des plaines
qu’arrose le limoneux oued Chélif. À
l’intersection Mostaganem, au centre, Tigditt, son
cœur battant, son âme en feu.
4 mars 1930 : naissance de Mohamed Khadda
à Mostaganem, l’antique Moristaga, ville
arcboutée au Dahra, large fissure ouverte sur la
Méditerranée avec ses bleus qui s’élèvent et
bousculent les nuages, quand les rougeoiements
du soleil, à sa chute, les happent dans d’étranges
épousailles. À l’ouest, Mazagran et le souvenir de
la victoire de Khair-Eddine sur l’armada
espagnole, puis les plaines de la Macta et ses
marais où, trois siècles plus tard, les cavaliers
d’Abdelkader décimeront les troupes du capitaine
Lelievre.
Le Dahra est une région d’Algérie, un paysage
de montagnes arborées et de dépressions fertiles,
arrosées de l’oued Cheliff. Le Dahra est le lieu
d’un deuil à jamais inaccompli, le lieu de la
débâcle de l’idée humaine. Immense cimetière
sans tombes, cimetière troglodyte où hommes,
femmes, enfants, vieillards furent refoulés dans
les grottes par les hussards des généraux Pélissier
et Bugeaud, et, par centaines, périrent asphyxiés,
calcinés.
Khadda peint : Dahra I, Dahra II, Dahra à
l’armoise…tableaux-épitaphes, litanies des pierres
sous l’étreinte des ronces, histoire exhumée,
symbolisation de la mort dans la vie. Le Dahra à
l’armoise représente l’innommé de l’histoire, son
impensé, sa honte ensevelie et des douleurs
mêlées aux limons de la terre et à la sève du
végétal en son entêtement.
6
Sur des palimpsestes de pierre ou de la louha
d’olivier, Khadda grave l’histoire de ses ancêtres,
recoud les lambeaux de sa mémoire trouée de ses
pertes et les réincarne, comme Kateb écrira les
siennes, l’histoire de ses ancêtres décapités ou
murés vifs dans des bagnes et des exils sans fin.
Massacres et enfumades, bagnes, fuites,
dispersion, le malheur atteint l’atmosphère : perte
du pays, tribu en déshérence. De qui Khadda est-il
le nom ? demande Khadda, regard sombre, front
posé dans la main. Par un jeu d’écriture malsain
Ladjel, l’ancestral patronyme, est gommé,
remplacé par Benkhedda, qui à son tour,
raccourci, devient Khadda. Seul le prénom du
père, Bendehiba, est sorti indemne de cette guerre
d’état civil. Il était homme à tout faire, palefrenier
et guérisseur occasionnel. Le nom de la mère,
Nébia El-Ghali, n’a pas subi de mutilation. Les
deux parents ont connu la détresse de la cécité.
1930. Discordance des temps : la fête coloniale
masque son déclin. Les cérémonies du Centenaire
de la colonisation exhibent une Algérie française
flamboyante et arrogante. Défilés militaires,
processions de vestales sur des chars fleuris, bals,
grand-messe à ciel ouvert, inauguration de grands
travaux, discours lyriques, fantasias. A l’arrière
scène, des notables musulmans en burnous blancs
scintillant de médailles, raides dans leur dignité de
figurants, applaudissent à leur propre torpeur. Rite
paranoïaque de la possession de l’ombre
algérienne que le colon prend pour son corps et
son âme.
Le Centenaire ritualise la possession en un
spectacle grandiose, il remémore la conquête, la
met en scène, l’inscrit et la répète dans
l’enchaînement infini du temps. En mai 1930, les
musées d’Alger, d’Oran et de Constantine sont
inaugurés. Des peintures d’Horace Vernet,
Delacroix, Fromentin, Chassériau... sont
accrochées et montrées au public, comme des
reliques dans un temple. La plus ‘’Grande
France’’ se regarde au miroir de son Empire, de
ses triomphes sur les ‘’peuples dans la nuit’’
(Victor Hugo), de sa science et de son art. Le
président de la république Paul Doumergue et le
gouverneur général Pierre Bordes savaient-ils
qu’en même temps que la foule coloniale
festoyait, paradait, se composait déjà le requiem
de sa chute.
Le colonialisme, disait Fanon, fait du colonisé
un agonisant, pas tout à fait mort, mais vivant
dans l’instant, que l’instant, en sursis renouvelé,
biologiquement. Sa culture suit ce mouvement,
elle périclite mais ne s’éteint pas, mais sans
s’épanouir, sans floraison foisonnante. Le
Cadavre encerclé de Kateb Yacine le montre dans
l’agonie sans fin de Lakhdar, qui rend l’âme sans
la perdre, rampe pour apprendre à se tenir debout.
1930. Des naissances rebelles fissurent l’ordre
colonial : juste avant ou peu après l’an 1930, en
des points différents de la géographie algérienne
naissait une génération d’Algériens. Quelques
noms : Dib, Louail, Benanteur, Baya, Haddad,
Khadda, Yacine et Mustapha Kateb, Mesli, Ali-
Khodja, Yellés, Issiakhem, Aksouh, Djebar…
Cohorte dispersée qui apprend du dominateur le
maniement de la langue, de la plume, du pinceau
et du pronom personnel Je. Ce qu’ils veulent c’est
bannir l’instant, habiter le temps long, le dilater
encore plus, le décliner aux modes antérieur et au
futur. Du présent ils en font leur affaire.
1953, Khadda et Benanteur partent à Paris. La
France amorce sa reconstruction en trente
glorieuses années. Typographe qualifié et
expérimenté, Khadda est recruté dans une
imprimerie. Il s’inscrit aux cours de l’académie de
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la Grande Chaumière. Choukry Mesli et M’hamed
Issiakhem, ses compatriotes et Farid Ben Kahia,
Marocain, tous les trois boursiers, sont admis,
cette même année, à l’Ecole nationale supérieure
des Beaux-arts de Paris.
La Grande Chaumière est, depuis le XIXe
siècle, une exception culturelle française,
hétérodoxe en matière d’esthétique, libre et
inventive, résistante à tout prosélytisme, à tout
systématisme, à toute tutelle artistique. Son aura
est faite des auras héritées de Delacroix, Manet,
Pissarro, Cézanne, Maurice Denis, Modigliani…
Mohamed Khadda aurait pu y rencontrer Leger,
Giacometti, Miro, Calder, Balthus… et recevoir
les enseignements et conseils, qu’ils y
prodiguaient. Il regarde et apprend, accumule des
connaissances, les met en confrontation avec ce
qu’il voit dans les musées et les galeries. Il lit. Il
se sent des affinités avec le mouvement Réalités
nouvelles, crée en 1946, parrainé par Sonia et
Robert Delaunay, suivi par Arp, Soulage,
Manessier, Fautrier…
En 1952, Edouard Pignon, peintre atypique et
incontournable de la Nouvelle Ecole de Paris,
avait réédité et exposé L’Ouvrier mort, un tableau
peint en 1936. Devant cette œuvre recommencée,
Picasso eut cette réaction spontanée : C’est ton
Guernica, à toi ! Ami de Picasso et d’Aragon,
comme eux communiste, Pignon est réfractaire à
tout systématisme, y compris à celui du Réalisme
socialiste. Mohamed Khadda admire et se sent
proche de cet ancien ouvrier des mines, artiste
autodidacte, ancien résistant, militant
internationaliste, signataire du Manifeste des 121.
L’olivier, arbre mythique et nourricier, devenu
le thème majeur dans l’art de Pignon, sera aussi
celui de l’Algérien.
Une œuvre d’homme.
Hélène Parmelin, historienne de l’art, écrivait à
propos d’Edouard Pignon, son époux : Ses œuvres
ne sont pas seulement des créations d’images,
elles créent le peintre dans sa liberté. Beau et
lucide, ce jugement vaut pour Mohamed Khadda.
***
Regard voyageur sur les cimaises.
De Prométhée à Maurice Audin et à Bachir
Hadj-Ali : croisement des regards, décroisement
du sens.
Martyre, Le Supplicié, l’Arbitraire, Maurice
Audin un générique de quatre tableaux de Khadda.
Ils représentent ce que l’histoire ne dit pas, ou pas
toujours, ou en masquant les choses. La torture,
infamie des temps d’avant n’appartient-elle
qu’aux temps d’avant ? s’interroge Khadda. En
regardant ces toiles, il affleure à la mémoire
l’image du Prométhée mythologique réincarné
dans la réalité contemporaine en la figure de
Maurice et de Bachir.
Albert Camus écrit juste, mais son regard se
voile quand il regarde l’Algérie en sa lutte
prométhéenne : En vérité si Prométhée revenait,
les hommes d’aujourd’hui feraient comme les
dieux d’alors ; ils le cloueraient au rocher, au
nom même de cet humanisme dont il est le
premier symbole. Les voix ennemies qui
insulteraient le vaincu seraient les mêmes qui
retentissent au seuil de la tragédie eschyléenne :
celles de la Force et de la Violence… Les mythes
n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que
nous les incarnions.
L'Homme est sujet cardinal chez Mohamed
Khadda.
Dans un essai consacré à Francesco Goya,
André Malraux écrit : Pour la première fois, un
artiste n’écoute plus en lui, pour le transmettre,
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que le chant inépuisable des ténèbres. Cette
phrase s’applique, à la lettre et en esprit, à
Khadda. N’est-ce pas là le projet obsessionnel de
tout peintre, d’être le voyant à l’extrême limite qui
sépare le visible et le caché ? Cet extrait d’un
texte d’André Masson pourrait très bien avoir
jailli du front de Khadda, jamais loin de la
référence faite plus haut à l’art chinois : ‘’Il
suffirait alors de peindre, par exemple, un seul
corps de femme pour qu’il soit aussi le ciel et la
terre. Il aurait la fraîcheur de l’eau, la chaleur
secrète du fruit mûr ; il commencerait torrent,
deviendrait flamme et s’achèverait… dans le
vent !’’
La compréhension de la réalité vient à Khadda
en même temps qu’il peint dans la solitude et dans
un étrange mélange de fusion, de fascination, de
déchirement jusqu’au moment suprême où de la
confrontation surgit l’image. Quand il
intervient sur les choses et les êtres, ce n’est
certainement pas pour les appauvrir en une
anecdote clinquante ou en un slogan colorisé ; à
exagérer leur part de singularité, donc à les
caricaturer… mais simplement pour remonter à la
nuit de leur nudité première et que de cette nuit à
nouveau naisse et resplendisse le jour et délivre
aux regards ce désir de lumière, cette curiosité
d’ombre, cette avidité de construction qui vient à
l’homme de l’originelle nécessité de parler et de
graver : construire sa sensibilité, son intelligence ;
bâtir son humanité, la narrer et apprendre aux
hommes à lever les yeux... ‘’Khadda magicien,
disait de lui Mohamed Dib, plutôt géomancien,
celui qui lit les signes dans le sable et qui,
surtout, commence par les y tracer.
Voir Martyre : Dante et Bosch ont fait entrer
l’homme en enfer. Goya fait entrer l’enfer en
l’homme. Khadda continue le génie de ces trois
artistes, et à son tour incarne la souffrance d’un
homme qu’un autre homme lui inflige.
Dans ce tableau titré Martyre, Khadda donne à
voir la mise à nu de l’homme. Personnage nu,
crucifié, réduit à son absolu silence, sans identité
nationale, idéologique ou confessionnelle, sans
indice d’appartenance à une histoire ou à une
géographie. L’artiste va à l’essentiel. À la vie, à ce
qui la glorifie ou l’anéantit. À l’ontologique
qualité qui l’humanise et à sa profanation par le
semblable. Bras écartelés par des chaînes comme
dans un simulacre de crucifixion, du supplice
inquisitorial ou de prière renversée, le corps
arqué, tendu, le torse décharné, le ventre et le sexe
calcinés, noircis ; homme dont le visage est
englouti au delà de la perspective comme s'il avait
traversé la toile et déjà atteint le néant ; il
s’obstine à vouloir rester debout par l’énergie de
l’agonie et une volonté physique condensée dans
ses cuisses et ses jambes aux muscles saillants,
ultimes points d’appui d’un corps dont le centre
de gravité, déplacé, recherche un impossible point
d’équilibre. La cuisse et le mollet, nœuds de
toutes les tensions, le pied gauche aux doigts
écartés, géométriquement composés, rappellent
Guernica, mais s’en éloignent par une ténacité à
vouloir rester au contact de la terre. Le
personnage est entrainé sur la médiane droite et
semble basculer dans un mouvement suggéré par
le bras droit en extension, alors que le gauche,
plié, retient le poids du torse. L’avant plan d’un
rouge granuleux se dégrade et se liquéfie en
camaïeu orange de plus en plus clair. La couleur
rouge domine et casse le confinement qui peut
générer une atmosphère angoissante. Une barrière
hérissée de pointes d’un noir goudron soudée à un
pilier achevé en une boucle fermée comme un
9
nœud de pendaison, coupe à l’horizontale et à la
verticale la toile en quatre parties.
Qui est au supplice ? Qui applique la sordide
besogne ?
Elévation panoptique au dessus de la mer et
plongée dans les abysses : Les casbahs ne
s’assiègent pas. Alger élevée à hauteur du ciel.
Traversée de l’espace-temps, plénitude du
regard : Casbah métonymie de tous les lieux
maghrébins.
Le Corbusier disait que si la Casbah d’Alger
était un signe du zodiaque, elle serait Capricorne,
corps de bouc, queue de dauphin ; refuge dans les
profondeurs, remontée vers les sommets, toujours
dans la tension des contraires.
Le tableau de Khadda est une étendue, une
densité, un choc de volumes agissants les uns sur
les autres, en bascule entre les sommets et les
abîmes. Ici la figuration de l’espace n’est pas un
préalable à la composition de l’ensemble, comme
si le graphisme réduisait la jalouse autonomie de
la cité, taciturne et inexpugnable. Elle ne s’assiège
pas, pas même par le peintre. L’espace de la
Casbah est pour ainsi dire interne à la peinture et
exclut donc tout subterfuge plastique, tels que la
perspective, le point de fuite ou le trompe-l’œil.
Khadda exclut tout exotisme en représentant la
Casbah dans sa sévère grandeur et son
ambivalence. Connaissait-il l’appréciation
zodiacale exprimée par Le Corbusier ? La Cité
nous apparait tendue, électrisée, offensive,
hérissée de flèches. Les séquences d’un rouge
violent, composées en arcs fragmentés, en
polygones, en archipels suspendus dans une
atmosphère de feu saturant le premier plan qui
attrape le regard et l’éloigne de la masse citadine
dont l’architecture décline du haut vers le bas,
prise entre le bleu d’une mer plane, sourde, et le
bleu altéré de brun des ciels inquiets. Chromas et
formes semblent se compléter et se heurter dans
leurs effets qui dématérialisent le paysage de la
cité en un conglomérat grandiose de tâches irisées.
Les couleurs vives et les froides suffisent à capter
et moduler la lumière, à rythmer les limites et les
transitions des masses pour aboutir à cette
impression essentielle que Khadda désire
exprimer : créer une nouvelle réalité et bannir tout
naturalisme illusionniste, tout exotisme clinquant.
Cette Casbah, inviolable au regard de Khadda,
est aussi présente dans le langage et la
mythologie de Kateb Yacine. Dans un texte d’une
grande force, l’écrivain assimile la Casbah au
polygone étoilé pointant ses angles agressifs
comme des lances, et ces lances, telle la foudre
tombée des nuages, font vibrer la Méditerranée.
Le lyrisme de Kateb donne à voir ce que Khadda a
peint et un dialogue se noue entre le regard de
Khadda et le verbe katébien: La Casbah, force
usurpée qui se révèle à elle-même et transforme
en exil toute tentative d’évasion, force en
souffrance qui fait agir les militants à partir des
lieux de leur enfance, souvent pour défendre un
réduit sans issue(…) C’est bien la plénitude
inextricable du polygone, où le vide intérieur
meurt comme un feu de camp et où toutes les
formes sont abolies (…) Il n’y a plus d’Orient ni
d’Occident. Le polygone reprend ses droits. Et, si
les rues de Dublin ont des échos à Alger, c’est que
le créateur n’habite pas, il est habité par un
certain vertige étoilé, d’autant plus étoilé qu’il est
parti du plus obscur de ses ruelles.
Regardez le tableau de Khadda et vous
entendrez la voix de Kateb Yacine. Le peintre et
le poète font alliance, mêlent la voix au regard et
créent une beauté unique offerte en festin à nos
soifs, jamais épuisées.
10
« L’humus culturel et civilisationnel mostaganémois chez Mohamed Khadda »
Dr. Mansour Benchehida ,
Département de Français, Université Abdelhamid Ibn Badis de Mostaganem
Je vais parler de
Mohamed Khadda que
certains d’entre vous
ont connu, fréquenté et
connaissent mieux que
quiconque et mieux
que moi. certainement,
donc c’est en toute
humilité que je vais
essayer de trouver
des liens entre la
bouillonnement culturel de notre ville à l’époque et
un artiste qui a quitté dés 1962 Mostaganem pour être
1er responsable de l’Ecole des Beaux Arts d’Alger. Il
y rassemble et relance Issiakhem, Martinez, Racim,
Zerrouki, etc.
Comment cet homme, tout en discrétion et en
modestie a pu être en 1968, la cheville ouvrière et
l’organisateur d’un Séminaire fondateur d’une
pensée purement algérienne sur la culture du pays.
L’événement se réalisa à sa juste mesure, il se
déroula sous l’égide de la toute puissante
Commission de la Culture du Parti unique.
Khadda réussit à réunir Mostefa Lacheraf, Kaki,
Mustapha Kateb qui lui font confiance et oublient
leurs brouilles continuelles. Et dieu sait combien
les artistes et les intellectuelles se chamaillent
beaucoup pour que la culture vive mieux. Des
plateformes y sont rédigées pour tous les arts.
Khadda rédigea celle des arts picturaux. Les
recommandations publiées sont trop en avance sur
l’époque et donc seront lettre morte.
Comme toute entité vivante, il a poussé dans
ce que j’appelle un humus, si vous me permettez
l’expression. C’est ce milieu que je vais passer en
revue pour relever les racines d’une originalité qui
bouscule, une force qui réveille et une facture qui
met en symbiose la peinture non figurative,
moderne par définition avec le terroir qui l’a
modelé durant son enfance et son adolescence.
Revenant aux sources, si vous le voulez bien,
Khadda a vécu de terribles épreuves lors de son
enfance, nous n’y reviendrons pas(1).
Khadda a travaillé très tôt. Son passage par
l’imprimerie d’Ain Sefra(2) (qui était aussi un
journal pour lequel il faisait des dessins et
croquis). Parallèlement, il voit les zouias soufies
bien implantées à Tigditt(3) et se pose la question
de la magie de la calligraphie arabe qui l’influence
à jamais.
Il vivait une ambiance fiévreuse à Souiqa(4) et
un quotidien qui s’emballait et proposait à toutes
les bonnes volontés un foisonnement d’activités :
Souiqa qui, par la suite et seulement à la
période de la liesse après indépendance a été
appelée el qahira(5), était le lieu des sièges du
PPA, de l’UDMA, des SMA(6).
Plusieurs zaouias(7) qui abritaient et
développaient des associations traditionnelles de
calligraphie, citons les Associations Culturelles
de :
Sidi Boumehouène, de la Zaouia Allaouia qui
avait déjà auparavant monté et joué une pièce de
théâtre en 1920, Lila Maghroura avec notamment
Benabdallah Benguettat père de Mahmoud(8), celle
de la zaouia Sidi Hamou Cheikh (Bouzidia), de la
zaouia Ouled Sidi Kaddour Benslimane, de la
11
zaouia du Cheikh El Kamel qui donnait des
prestations du sir(1) (aisssaouas).
On remarquait aussi des compagnies lyriques
qui œuvraient dans le sens de l’art au service du
nationalisme :
Saidia dont les activités furent arrêtées en
1925(10) avec les frères Bouadjadj qui donnaient
alors surtout des concerts de musique avec des
intermèdes de saynètes comiques où l’allusion
nationaliste n’était jamais oubliée.
Le Cercle du Croissant : dés 1912, il regroupe
les citadins notables, avec une majorité d’origine
turque. Plus tard, il deviendra Le Cercle Culturel,
Nadi Ettakafi.
Une myriade de cercles, de club plus ou moins
privé, articulés autour d’affinités, de
compagnonnage. En plus de leurs activités
explicites et officielles, ils faisaient des
gaadates(11).
Des associations sportives pour se mesurer à
ceux d’en face (la jeunesse coloniale) :
L’Association Sportive l’Espérance, crée en
1927 à la rue el Maksar, à côté de suiqa.
Et tout ce bouillonnement d’idées,
d’initiatives, de structuration se faisait autour
d’hommes remarquables, citons parmi d’autres :
Belhamissi Abdelkader, homme de culture de
tous les projets : le groupe scout El Fallah, le
Cercle Lyrique qui a donné Saidia.
Des meddahs(12), conteurs traditionnels qui
détenaient la mémoire vive du peuple et la
racontaient en instillant des idées de remise en
question quand ce n’est pas de doute farouche ;
citons :
Ould Makhlouf, Menouer Ould Ikhlef, Cheikh
Ould laid,
Le poète Cheikh Dahmane Ikhlef, Caid
Bendehiba, Kaid Omar (Ould Chenigui), Habib
Hachelaf,….
12
En milieu urbains, ce vecteur oral mémoriel et
de mobilisation était repris par des chanteurs de
chaabi tel Ould Said, Abderrahmane Benaissa (qui
iont été les modèles et maitres du grand chanteur
Mazouz Bouadjadj.
N’oublions pas certains qui étaient dans la
difficile position d’intellectuels nourrit à l’école
française mais qui étaient restés Algériens dans
l’âme et beaucoup le payèrent de leurs vies :
Senouci Hachelaf (peintre et journaliste), Kaid
Mustapha (homme de culture et journaliste), …
Khadda n’oublia jamais ce milieu chatoyant,
attrayant et étourdissant. Au faîte de sa gloire, il
trouva toujours le temps de revenir à sa ville
natale. Signalons qu’en 1994, pour la 28ème
édition du FNTA(13), il donna une brillante
communication sur l’art pictural et présenta son
livre à un auditoire d’amis personnels et de gens
de théâtre de toute l’Algérie. Le spectre de
Souiqa, l’atmosphère de Tigditt et l’esprit de
Mostaganem, planaient dans la salle. Chaque
parole qu’il construisait, chaque geste qu’il
modelait évoquait comme un relent du quartier
populaire qui a élaboré les prémisses de sa vision
du monde de l’art.
Poussé par sa soif d’apprendre, Khadda vécut
dans ce tourbillon en allant d’un groupement à un
autre. Il fréquenta les religieux, les nationalistes,
les artistes et se forgea une vision complexe,
nuancée et exigeante de son art. Beaucoup de ses
expressions donnent la fausse impression de la
calligraphie arabe. Un examen, même superficiel,
nous renvoie à un imaginaire plus tourmenté, plus
compliqué, plus humain. Une vision construite sur
le malheur collectif vécu, sur les efforts
intellectuels, les idées de survie et une dimension
festive atavique. Un magma de joies et de
tragédies, un quotidien intégré et autarcique, une
mentalité insulaire et heuristique comme seuls
savent le sentir, le voir et le pratiquer les enfants
de Tigditt. Khadda en était un des plus
représentatifs.
Référence :
1. De parents non voyants et vivant dans un dénuement extrême.
2. Un oued qui traverse la ville de Mostaganem 3. Un quartier de Mostaganem 4. Place centrale de Tigditt 5. Nom arabe du Caire (Egypte) et en référence à
l’imaginaire local qui tenait cette mégapole pour un centre du monde arabo-musulman démarqué de l’occident.
6. PPA : Parti Populaire Algérien, association politique revendicative de l’indépendance dés 1930 ; UDMA, Union Démocratique du Manifeste Algérien, association politique élitiste et qui a revendiqué d’abord l’assimilation avant de se rendre aux idées du PPA ; SMA : Scouts Musulmans Algériens, vivier des activistes indépendantistes
7. Confréries religieuses qui ont été fondées par des soufies. Elles ont entretenus, dans les pires moments d’acculturation coloniale, une culture et des pratiques sociétales consubstantielles.
8. Le communicant s’adresse à un public local qui connait les personnages et a un aperçu des faits
9. « sir », le secret est le nom donné aux manifestations extatiques que donnaient les adeptes de cette tariqa (voie).
10. Ils furent repris après la 2ème guerre mondiale et générèrent par la suite la fameuse troupe de Kaki
11. Pluriel de gaada, séances, et où l’on discutait, comparable aux palabres africains, mais dont la politique était le centre des préoccupations.
12. Ils hantaient les souks et les zones rurales 13. Le Festival National du Théâtre Amateur est fondé par
des scouts d’El Fallah en 1967. Des amis personnel et d’enfance de Khadda.
13
Ancrages, héritages et démesure chez Mohammed Khadda
Pr.Aziz Mouats, Université Abdelhamid Ibn Badis de Mostaganem
Voilà près d’une double décennie que je suis
rentré dans le monde luxuriant de Mohammed
Khadda à l’occasion de rédaction de l’essai " La
Néominiature de Wassiti à Hachemi Ameur" qui
ne sera édité qu’en 2007. C’est 10 ans plutôt que
j’avais pris l’engagement d’écrire quelque chose
sur la miniature, à la faveur de ma rencontre avec
Amina Hammadi, Fatima Zohra Kheddim et
Hachemi Ameur. Eux c’était la première escouade
de ce qui allait devenir l’école Algérienne de la
néominiature. Dont l’embryon venait de se former
au sein de l’école régionale des Beaux Arts de
Mostaganem. Qui portait justement le nom de
Mohammed Khadda, l’illustre enfant de Tigditt.
C’est ainsi que je m’étais plongé passionnément
dans le livre que ce dernier a consacré à Mohamed
Racim, dont le texte d’une inégalable densité,
mettait en exergue et de manière magistrale et
sans détours de la prose de Mohammed Khadda.
Pour le profane, ce fut la plus douce et la plus
salvatrice des aubaines. Car si la trajectoire des
Arts arabo musulmans était parfaitement jalonnée
par des ouvrages d’une belle et généreuse
richesse, il en allait tout autrement de la
Néominiature. Le texte de Mohammed Khadda
était devenu pour moi un guide et un socle, voire,
une référence et une thérapie. Mais, cherchant à
esquiver le débat de fond, je m’en suis alors tenu à
l’écart du rugueux et rigoureux débat. D’où une
certaine réserve qui est celle à la fois du chercheur
qui doute et de l’auteur qui s’affirme sans trop
trembler. Car après tout, écrit sous la forme d’un
essai, l’ouvrage n’en était pas moins un beau livre.
Ça a donné ce texte feutré, mais annonciateur
d’une ère nouvelle. Qui va délicatement remettre
de l’ordre dans la maison bien feutrée de la
l’enluminure et de la miniature. C’est donc à la
faveur de ce premier contact que j’ai pu me faire
une petite idée sur les influences sur les
générations de peintres post-indépendance qui se
s’affirmaient, quasi naturellement en s’appuyant
sans trop le dire sur les textes nombreux et
« éparses » de Khadda. Depuis, cette idée ne m’a
jamais quittée, en dépit de ma grande solitude.
D’autant que dans leurs grandes majorités-
unanimité serait peut être plus juste- les critiques
d’art se rejoignent sur un terrible constat;
Mohammed Khadda n’aurait pas fait école !
L’affirmation qui semble faire consensus, me
parait un peu réductrice. Ceci est si vrai qu’en
peinture, le style de Khadda, tout comme celui
d’Issiakhem, n’aura pas fait recette chez les
escouades de jeunes artistes locaux.
Heureusement, devrions-nous dire ! Et qui s’en
plaindrait tant ces deux monstres sacrés se sont
abreuvés à des sources singulières, où le tragique,
les souffrances, l’éveil précoce à la résistance
contre l’oppresseur et toutes les formes
d’avilissement, ont été les ciments et l’humus de
Khadda, d’Issiakhem et très certainement de
Kateb Yacine. C’est pourquoi il serait à la fois,
vain, inopportun et saugrenu de chercher une
quelconque filiation directe à ces trois monstres.
Par contre, dans une sorte de lignage indirect, il
est évident qu’un artiste et critique d’art aussi
prolifique et aussi percutant que Mohammed
Khadda, à travers ses intonations répétées à
l’envie, ne pouvait ne pas influer sur le cours des
14
choses. Ceci d’autant que la vie culturelle
foisonnante d’Alger attirait les grandes foules.
Puis viendront se greffer de nouveaux relais à
travers les galeries d’art mais aussi au niveau de
l’Ecole Nationale de Beaux Arts. Là où se
croisaient tous les courants de pensées d’un pays
qui aspirait avec force et détermination à influer
sur l’histoire, favorisé il est vrai par sa longue
lutte de libération et sa conclusion heureuse en
une indépendance chèrement acquise. Revenu au
pays au moment où d’autres s’exilaient,
Mohammed Khadda avait pour lui la singularité
de son parcours et la sincérité toute patriotique de
ses intentions.
En effet, comment imaginer que ses douces
vociférations, ses admonestations, ses critiques
intrépides, parfois en des termes univoques à
l’égard de ses prédécesseurs et de ses
contemporains, ses témoignages envers les
intellectuels, les artistes peintres, les écrivains, les
poètes ou les hommes politiques, ne pouvaient
constituer autre chose que des éléments probants
qui feront de Mohammed Khadda une sorte de
gourou paisible et intransigeant? Il serait tout de
même étonnant que toutes ces activités n’aient pas
déteints sur ses compagnons. Ainsi, à travers ses
nombreux écrits -faits très rares en Algérie pour
un artiste - l’indomptable graveur a imprimé un
mode de penser, un style, une démarche, et pas
seulement chez ses contemporains. Il serait bien
injuste de dire que ces actions multiformes de
celui à qui il est notoirement reconnu un rôle
cardinal dans l’émergence de la peinture moderne
algérienne – combien même, lui et ses proches
s’en défendent avec constance- qu’il n’ait pas fait
école. A l’évidence, pas dans la forme
d’expression dont il reste l’unique dépositaire ;
celle dite du signe et qu’il définit d’ailleurs de
manière magistrale et en dessine scrupuleusement
les contours avec une précision d’orfèvre.
Notamment dans “Calligraphie et
modernité” lorsque Khadda souligne avec force,
combien il n’a « jamais employé la Lettre pour la
Lettre, soucieux de ne pas verser dans quelque
nouvel exotisme, orientalisme ; et mettant en
cause «une utilisation abusive, à notre sens, de la
lettre arabe pour ses seules vertus décoratives, ce
qui nous semble être une tendance régressive
tant certains peintres systématisent et
schématisent les recherches des précurseurs».
A la décharge de ceux qui soutiennent
l’absence d’école et l’extinction du style Khadda,
voici venu le temps de changer de lorgnette.
Incontestablement, dès son retour au pays, en
1963, les idées de Khadda, ses coups de gueule
sans concessions, ses critiques acerbes ont trouvé
preneurs. Les exemples ne manquent pas – depuis
le mouvement « Aouchem » jusqu’aux néo
miniaturistes – qui, contrairement aux premiers,
dans leur grande majorité n’ont pas encore pris
conscience de cette filiation pas si « contre
nature » que çà. A l’instar de leur chef de file
Hachemi Ameur, leur soucis premier était de faire
éclater le cadre fixé par Racim et par les rigoristes
de l’ensemble des écoles de miniature et
d’enluminure en terre d’islam. C’est pourquoi, dès
le début de cette aventure qui a fait son lit à
l’école régionale des beaux arts de Mostaganem,
c’est chez Khadda que nous avons trouvé les
repères nécessaires et suffisants pour une
refondation des arts anciens. Ainsi, on retrouve
dans le livre « La néominiature de Wassity à
Hachemi Ameur » publié chez Alpha en 2007 à
Alger, cet extrait si révélateur de ce
ressourcement:
15
« Pour sublime qu'elle fut, l'œuvre de Racim,
qui n'a pas son égal dans le style persan, selon
l'heureuse expression de Brown, n’en reste pas
moins interpellatrice. Lui emboîtant le pas,
Mohamed Khadda, dans son livre consacré à cet
artiste authentique, parlera d'une œuvre douce,
sereine et résolument passéiste, dont certaines
images font la toilette de l'histoire, pour ne retenir
que le luxe des maîtres d'antan, évoquant avec
nostalgie le confort désuet d'une bourgeoisie
laminée par la colonisation. Des images à l'orée
de l'histoire. Une for sévère sentence à l'endroit
de Racim qui fut indubitablement le premier et
certainement le plus méritant parmi ses
contemporains à introduire le maniement du
chevalet et à confirmer, longtemps après
Goulchani, que l'usage de la perspective ne
nuisait point à l'art de la miniature. Pour ce qui
est de l'absence de référents historiques, il faut
admettre qu'il n'est pas coutumier ici de nier les
évidences. Il faudrait peut-être tenter de les
expliquer en restituant le contexte dans lequel
renaîtra la miniature sous l'impulsion de Racim,
Hammimoumna et, à un degré moindre,
Bendebbagh » (Mouats, 2007).
C’est ainsi je découvre ce texte accompagnant
le beau livre "Mohamed Racim, miniaturiste
algérien" qui m'aura été d'un grand apport et d’un
précieux éclairage, en ce sens que les mots utilisés
par Khadda pour parler de l’œuvre de Racim,
m'ont profondément interpellé et durablement
marqué. De même que la référence à El Wassiti
et au livre des « Maqamates, dont un exemplaire
se trouve à la BNF, livre paré de pas moins de 99
miniatures exécutées de manière magistrale par El
Wassiti, constituent des pièces à conviction pour
les jeunes apprenants qui s’approprieront du
modèle si rigide imposé par Racim pour le
transformer une juvénile et audacieuse aventure
picturale. Quel bonheur que regard partagé sur
l’apport considérable aux arts de la miniature en
terre d’Islam par cet éminent artiste ! Qui aura
incontestablement impacté le jeune Khadda, alors
qu’il entamait, à l’orée des années 50, sa nouvelle
vie sur les berges de la Seine, à Paris. La
découverte de ce texte de Khadda fut pour moi un
véritable électrochoc salvateur, puisque c'est bien
la première fois qu'un artiste peintre Algérien,
jette un regard ardent et sans détours sur l’œuvre
de celui qui est à juste titre le premier miniaturiste
algérien, ainsi que le tout premier à faire dans la
peinture de chevalet, art réservé jusque là aux
peintres orientalistes.
Ancrages historiques :
Ainsi, c’est assurément à travers Racim, que
Khadda se projette déjà dans les ancrages
historiques qui vont définitivement lui donner la
conviction qu’un artiste, de surcroit jeune mais
non dénué de conviction, doit d’abord asseoir son
œuvre sur un socle historique en totale opposition
avec le système colonial français. Qui, rappelons-
le, dès l’arrivée du corps expéditionnaire, en juin
1830, était venu avec la conviction que le peuple
d’Algérie n’avait ni culture, ni histoire. Lorsqu’il
débarque à Paris, Mohammed Khadda, jusque là
sevré de son back-ground séculaire, va se
retrouver confronté à cet ouvrage où il va
s’abreuver à la bonne source, y retrouvant les
repères historiques que le système colonial aura
tout fait pour l’en éloigner. Cette mise à nu
intervient concomitamment avec les premières
découvertes des gravures rupestres du Tassili ;
bouclant ainsi la boucle et remettant en exergue à
la fois les attaches orientales et africaines du jeune
peintre mostaganémois.
16
C’est pourquoi, dans son introduction pour
« Eléments pour un art nouveau », Mohammed
Khadda écrit dans un style jubilatoire « Voilà
donc notre mémoire retrouvée et une filiation
rétablie, c’est qu’il y a eut tant d’ombre
accumulée et subie, tant de torsions faites à
notre histoire (…) nous sortons d’une nuit aussi
vaste que notre Sahara, et nous voilà parvenus à
cette émergence souhaitée».
Après avoir célébré et encensé, dans une
généreuse jubilation « les dessins du massif des
Ajjers, uniques au monde par leur qualité et leur
nombre », il enchaine sans frémissement aucun
sur « les peintures murales des Ouahdhias
auxquelles s’apparentent certaines œuvres
modernes ».
Dans « Khadda, l’homme debout », Michel-
Georges Bernard nous aide à comprendre
comment « Khadda éprouve le besoin d'en
revenir lui-même à ses sources » et à découvrir
« combien de grands peintres occidentaux, de
Matisse à Klee ou Mondrian, se sont inspirés
d'éléments de l'art arabe, non représentatif par
excellence, ou les ont réinventés». Avec de tels
repères empruntés à l’art universel, le critique
d’art poursuit cette quête « où création plastique,
revendication culturelle et engagement politique
se rejoignent ». L'impulsion de l'écrit offre à
Khadda ses premiers repères. Son ami, l’immense
romancier Mohammed Dib qu’il rencontre dans
l’exil, le décrit dans le catalogue accompagnant
l’exposition de St Ouen de 1994 en une seule
phrase ; elle résume tout Khadda : « Ni passé, ni
présent, ni avenir : dans les toiles de Khadda, les
dessins donnent à lire ce qui, éternel, confond en
lui passé, présent et avenir».
Héritages et démesure :
Dans une remarquable thèse intitulée
«Création d'une identité artistique par
Mohammed Khadda et Kateb Yacine», Thomas
Demulder parle d’une «véritable reconversion du
regard, d’une « créativité que recèle ce passé
séculaire pour le confronter à l’hégémonie
culturelle occidentale, pour l’adapter aux
aspirations présentes. A sa manière, il prend
appui sur la culture populaire séculaire et
nationale (tatouages, tapisseries, signes
décoratifs et symboliques, calligraphie
(Calligraphie des algues …) pour révéler, à son
tour, une symbolique et une quête tribale,
identitaire, indispensable à la libération du
peuple… ».
Selon Michel-Georges Bernard, « Khadda
écrit avec les failles des montagnes, les arêtes
vives des roches, les torsions, les nœuds des
branches ou des racines, et inversement fait
paraître le monde comme enchevêtrement de
paroles silencieuses. Au long des années ses
Signes, dans leur ambiguïté, vont d'une part se
différencier en une incessante expansion,
d'autre part, comme poursuivant plus loin leur
cristallisation, se déployer librement dans leur
espace propre. Découverte de l'écriture du
monde et exploration du monde de l'écriture
demeureront en son œuvre indissociablement
liées en deux démarches complémentaires,
chacune retentissant sur l'autre et la
développant».
Contrairement à la grande majorité de ses
contemporains, Khadda écrit. Il écrit sur tout. Et
ses paroles, ses textes, ne laissent personne
indifférent. On note dans ses « Feuillets épars
liés » que le peintre et le critique d’art n’ont aucun
état d’âmes vis-à-vis du couple «tradition-
17
modernité». En effet, dès les premières feuilles,
Khadda met côte à côte un moderne, Mohamed
Racim et un classique parmi les classique, Yahia
El Wassiti. Et on découvre alors cette étonnante
dualité d’un peintre dit moderne mais dont
l’œuvre plonge ostentatoirement dans le passé, et
d’un autre, dont les miniatures sont d’une cruelle
actualité. Tant et si bien que lorsque les
néominiaturistes viendront taquiner le premier, ils
ne feront qu’encenser le second. L’opposition est
cinglante et les choix d’une rare cruauté. Car
comment admettre que le miniaturiste El Wassiti
qui vécut au 13ème siècle, devienne le modèle en
lieu et place de Racim ? Une des plus judicieuses
explications se trouve justement dans les écrits de
Khadda. A l’automne 1979, pour marquer le 25
anniversaire de Novembre, est organisée une
exposition collective qu’abrite la Maison du
Peuple. C’est Khadda qui se dévoue pour préfacer
cet évènement en reliant le passé au présent.
Rappelant des œuvres exposées « librement » il
souligne que « ces travaux reflètent tel ou tel
aspect de la réalité nationale, ces œuvres rendent
compte du présent. Un présent qui, (…) n’exclut
pas le passé, mais au contraire, s’en nourrit ».
Pour lui, passé et présent son inséparables. Ainsi,
dit il, « ce portrait d’un enfant que l’on imagine
sans souvenirs voisine-t-il avec un charnier de
douloureuse mémoire ». C’est dans ce texte que
Khadda se fait alors prémonitoire. On le voit,
écrit-il, « de continuels rapports se nouent entre
le passé et nos préoccupations contemporaines ».
Se faisant plus précis, il ajoute que « le passé
relativement récent de notre guerre de libération
est sans doute plus prégnant, mais il y a aussi
des références à des temps plus anciens et les
enluminures, les miniatures et les recherches
graphiques modernes s’y alimentent. (…) l’art
berbère ou celui du Tassili sont également
perceptibles ». Puis, se voulant presque
sentencieux, il découvre enfin le fond de sa
pensée : « ce sont là nous semble-t-il, des
enracinements qui rendent possible les
floraisons futures ».
Ces floraisons futures, on le retrouve chez la
plupart des peintres postindépendance. Qui
pourrait nier l’impulsion donnée au groupe
« Aouchem » ? Certainement pas Denis Martinez,
l’un de piliers de cette cuvée qui allait ébranler les
certitudes à la fois des anciens peintres ; ceux
issues de la période coloniale et qui allait
s’affirmer dans l’indépendance retrouvée. Et qui
allait aussi ouvrir des horizons pour la génération
suivante, celle qui allait subir de plein fouet les
premiers balbutiements des écoles d’arts de
l’Algérie nouvelle. Il est incontestable que
Khadda aura joué un rôle central dans
l’affirmation de la nouvelle peinture algérienne.
Par ses travaux et aussi par ses nombreux écrits.
Voici ce qu’on dit Demulder : « pour que son
œuvre parle, il lui a fallu, dans un premier temps,
connaître les fondements de cette tradition
ancestrale, comprendre que le signe est : « une
métaphore du vide selon laquelle la peinture est
cet effort d’arracher au vide un ensemble de
signes, pour ensuite les lui rendre dans la forme
de son accomplissement ». En inscrivant sa
peinture dans le signe, Khadda s’immerge dans un
espace temporel démesuré et rend hommage au
geste originel, certes. Aussi, cette lente
réappropriation du geste fondamental reste en
totale osmose avec l’ambition du Nouveau
Souffle…
Tout au long de l'œuvre de Khadda et depuis
les premiers moments de son itinéraire, font
18
réintégrer le passé indéfini d'une main livrée à ses
premiers élans ».
N’est-ce pas cet ancrage à travers le temps et le
signe qui deviendra à l’évidence le ciment qui va
aider le mouvement éponyme à s’affirmer, avec
en renfort les textes et les mots puissants de
Khadda n’aura cessé de produire sans compter.
Plus qu’artiste fécond, plus qu’un maitre
attentionné, sans y prêter attention, mais avec une
constance de métronome, Khadda aura
durablement et avec beaucoup de subtilités aidé
les artistes jeunes et moins jeunes à défricher les
chemins de l’histoire. Et pour nombre d’entre eux,
les voix de la gloire.
Les simplifications meurtrières :
En 1994, François Pouillon, en anthropologue
avertis rappelle que Khadda « est à la fois ouvrier
et créateur ». Sa démarche, écrit-il est celle « d’un
homme qui affronte la réalité des choses ».
Parlant de l’œuvre de Khadda, Pouillon y décèle
« une réalité composite, complexe,
contradictoire », ajoutant que « l’activité créatrice
doit faire place égale à la création et à
l’innovation ». Création et innovation, constituent
à mon sens le véritable socle sur lequel Khadda va
bâtir sa conception de l’art. Ce sont ces bases
essentielles qu’il cherche à faire partager. Il y
parviendra sans détours, car il a pour lui
l’objectivité et la sérénité de celui qui dit et qui
fait les choses en conscience. Pour une jeunesse
en mal de sensations fortes, il devient à la fois le
repère et le guide. Il a pour lui la primauté.
D’autant que Pouillon n’a pas finis de décrypter
les écueils que Khadda invite à transgresser. Il
s’agit, souligne-t-il de ne pas perdre de vue que
l’activité créatrice doit s’appliquer à explorer
autant le patrimoine que la culture universelle, en
faisant place égale à la conservation et à la
création, à l’authenticité enracinée et à la vérité
du cosmopolitisme, à la culture populaire et à la
culture savante. Sous la plume de
l’anthropologue, on apprend que Kahdda va
encore plus loin en mettant en garde contre les
« excès inverses de l’hermétisme et de la
démagogie, surtout de toute simplification
meurtrière et ces problèmes au nom de
formulations étroites des choses ». Il y a là un réel
et pressant appel au discernement et à
l’émancipation de toutes ces chapelles ayant pour
nom la peinture militante, la miniature, l’art naïf
et la savante calligraphie qui n’ont pas été
épargnés par les critiques sans rejets que Khadda
adresse à ses contemporains les plus sérieux mais
qui se sont enfermés dans des thèses à ses yeux
trop partielles ou unilatérales. N’est-ce pas là un
appel sans détours à tuer le père ? Ou à tout le
moins, à le contrarier à défaut de le contraindre,
voire tout simplement à le défier ? N’est-ce pas
ainsi que se comportent désormais ces artistes
peintres de Aouchem, des Sebbaghines, et de
toute la génération des néominiaturistes et de leurs
poursuivants immédiats qui ne se complaisent
plus dans le mimétisme mais qui se cherchent une
voie alternative ? Comment ne pas admettre une
bonne fois pour toute, qu’à défaut d’en avoir fait
des disciples dans l’acception antique du terme,
Khadda en fait de véritables esprits libres de toute
obédience ? Pourquoi lui et pas un autre ?
Pourquoi pas lui avec d’autres ? Mohammed
Khadda n’ayant servi que de premier
catalyseur…car il a été indubitablement le premier
– le seul ?- à méditer sur un art nouveau, un art
qui s’ancre dans le passé et qui se tourne vers le
futur, sans rien renier de ses ancrages historiques
et sans jamais se laisser encercler par les thèses de
19
ses contemporains. Un art ouvert sur le monde,
sans complexe et sans lorgnettes…C’est là où on
découvre combien l’audace et les arts peuvent
faire bon ménage, quitte à tordre le coup aux
anciens, sans jamais les renier. C’est sans doute là
la principale leçon que nous aura légué
Mohammed Khadda.
Perturbations salutaires :
Habib Tengour qui l’a côtoyé et dont il était
très proche dit de Mohammed Khadda qu’il n'est
pas responsable de l’aliénation de son peuple et
souligne combien « la perturbation que son œuvre
provoque est salutaire ». Car « elle oblige à des
déplacements bénéfiques à la société. Même aux
moments d'abattement les plus durs, le peintre ne
désespère jamais des vertus révolutionnaires de
son art ».
Dans l’hommage à son ami, Tengour soutient
que « le peintre ne craint pas de mettre son art au
service « des grandes causes » : l'alphabétisation,
la révolution agraire, la lutte anti-impérialiste... Il
répond à des commandes monumentales,
confectionne des affiches, réalise des décors de
théâtre, participe à des célébrations. A sa manière
il « contribue à l'édification nationale, c'est son
devoir d'Algérien, engagé dans la cité. Il n'oublie
pas qu'il est peintre, convaincu que la peinture
n'existe que « dans la mesure où elle dégage une
parcelle plus ou moins grande d'humanité».
En un mot, Khadda est omniprésent et il active
sur tous fronts, ce qui lui donne à la fois une
visibilité et une lisibilité. Il est tout autant acteur
que modèle. Et c’est pourquoi, il séduit et rassure,
simplement en ouvrant la voie et surtout en en
codifiant les règles. Avec rigueur et pugnacité. Il
ne pouvait que séduire. Et c’est pourquoi, il sera
le référent à suivre et à méditer.
C’est ainsi que le décrit Demulder lorsqu’il
parle d’une œuvre construite patiemment avec un
peintre qui « tente, de toile en toile, de dépasser le
lisible pour parcourir en toute liberté l’histoire de
son pays », proposant généreusement « une
parfaite réponse au problème identitaire algérien »
que le peintre « Khadda donne à ses compatriotes
en peignant l’olivier. Comme lui, comme les
civilisations méditerranéennes, les Algériens ne
sont « ni d’Orient, ni d’Occident ». Le peuple
algérien moderne, « l’homme nouveau » est issu
de toutes les influences, du mélange des peuples
qui ont traversé la région au cours des siècles, de
toutes les fluctuations de l’Histoire ». Néanmoins,
cette recherche d’une identité au cœur du passé
algérien n’est aucunement empreinte de nostalgie,
elle souhaite seulement s’identifier sur des
fondements solides, fiables, autochtones qui ne
peuvent nuire au présent, aux besoins actuels de
l’Algérie. Chez Thomas Demulder, l’apport du
roman- à travers l’œuvre de Kateb Yacine- et
celui de l’art – sous l’impulsion de Mohammed
Khadda- à l’émergence d’une identité artistique
Algérienne s’est traduit par la naissance d’un
récit collectif (qui) est donc le fondement même
d’une identité nationale, d’une appartenance
culturelle. L’auteur conclue alors sans détours
qu’avec Kateb Yacine et Mohammed Khadda est
née, en Algérie, l’expression d’un champ culturel
propre et inédit. Ajoutant que « cette littérature et
cette peinture n’offrent donc pas une vision
myope et étroite de la réalité, tant s’en faut
puisque leur projet est celui de deux arts
solidement ancrés dans une époque, qui
démystifie toutes les contraintes, tous les tabous ;
bref qui souhaite libérer l’Algérie. Seulement,
cette démystification demeure artistique, donc
limitée à bien des égards, et incapable à elle seule
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d’insuffler de véritables changements sociaux et
politiques ». Il serait tentant de se suffire de ce
constat mitigé, qui conclue pratiquement à un
lamentable ratage de la démarche audacieuse de
ces deux intellectuels. A mon sens, autant la
démarche de Demulder parait cohérente dans son
développement, autant ses conclusions prêchent
par un manque flagrant de retenue et de
pondération. D’abord parce qu’il n’est jamais aisé
de mesurer, surtout dans l’immédiateté, des
répercussions d’un écrit- fut-il celui du fulgurant
Kateb Yacine- ou d’une œuvre picturale ou
culturelle, sur le devenir d’un peuple, de surcroit
lorsque ce lui ci n’a pas encore pris conscience de
ses forces. Surtout, lorsque l’on sort à peine d’un
déni de sa personnalité, savamment entretenu par
des siècles d’occupation et de brimades. Ensuite,
en raison de la grande difficulté qu’éprouve
l’intelligentsia à traduire concrètement les
concepts d’émancipation au niveau de la masse.
Pour cela, il existe des relais, qui constituent
autant de passerelles que seules des actions
répétées à l’infini peuvent ancrer dans les esprits.
Et c’est là que l’on mesure combien l’apport des
artistes et des intellectuels peut influer sur les
processus sociologiques et politiques en cours.
Une œuvre de très longue haleine s’il en fût. Delà
la réponse à la question initiale : Khadda a-t-il oui
ou non fait école ? Si faire école consiste à faire
dans le mimétisme, même un artiste de la trempe
de Picasso a lamentablement échoué ! Mais si
faire école consiste à transmettre, des idées, une
attitude, un comportement, une audace, des
transgressions envers l’ordre établis, il n’y a qu’à
voir ce qui s’est fait dans la sphère picturale
algérienne durant les 30 dernières années pour
s’en convaincre. De Denis Martinez à « l’Homme
Jaune »-alias Yasser Ameur-, d’Amina Hammadi
à Kenza Bourenane, d’Abdelkader Belkhorissat à
Mustafa Boucetta, dont les œuvres sentent à la
fois l’impertinence, l’audace et l’irrévérence, sans
rien perdre de leur fulgurance, on ne peut que se
rendre à l’évidence, Mohammed Khadda, 25 ans
après sa mort, est incontestablement bien
représenté. Combien même, sans doute par
modestie, aucun n’ose s’en réclamer ouvertement,
nombreux sont les artistes peintres et les
intellectuels qui assument sans faillir le lourd et
précieux fardeau de la continuité. Alors, disons-le
avec force, paraphrasant Thomas Demulder
traitant et Kateb Yacine et Khadda d’«agités » et
de « loquaces », « jetant à la face du peuple des
notions dangereuses » de liberté, de bonheur,
d’indépendance et de modernité, et qui ont
« choisi de répondre aux problèmes typiquement
nord-africains, en menant une réflexion artistique
et culturelle équivalente, mais parallèle à celle
qu’avaient eue, quelques années auparavant,
certains artistes européens ». Ne sont-ce pas ces
notions de liberté, d’indépendance et de modernité
qui font qu’aussi bien à Paris qu’à Bruxelles ou
Strasbourg, en attendant Munich et Berlin, voire
Hambourg, ce sont les œuvres du jeune et
talentueux Yasser Ameur, tout juste un quart de
siècle après la disparition de Mohammed Khadda,
qui s’exposent non sans fierté.
Bibliographie
1. DEMULDER Thomas « Création d'une identité artistique
par Mohammed Khadda et Kateb Yacine ». Mémoire
universitaire de DEA, Lyon 2, Charles Bonn, 2001.
2. Dib Mohamed « Catalogue exposition M. Khadda à St
Ouen, 1994.
3. François Pouillon, “Penser le patrimoine algérien :
révolution et héritage dans les écrits sur l'art de Mohammed
Khadda”, in : Khadda, du méridien zéro à l'infini des
possibles, Beaux Arts n° 1, Musée National des Beaux-arts,
Alger, 1994, pages 79 et 89.
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4. 3Khadda Mohammed, Feuillets épars liés, Alger, SNED
édits, 1983.
5. Khadda Mohammed, “Calligraphie et modernité”.
Annuaire de l'Afrique du Nord, XXIII, CNRS, Paris, 1984.
6. Khadda Mohammed, Éléments pour un art nouveau, Alger,
SNED édits, 1972.
7. Khadda Mohammed, Textes et illustrations de l'artiste,
Alger, Bouchène Éditions, 1987.
8. Michel-Georges Bernard, « Khadda, l’homme debout »,
Revues Plurielles, N° 55-56, Nov/ Déc 2001.
9. Mouats Aziz et Hachemi Ameur, La néominiature de
Wassiti à Hachemi Ameur, Alger,Alpha Edition, 2007.
10. Tengour Habib, Hommage à Khadda, communication
personnelle, 2016.
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