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La dictature franquiste dans les bandes dessinées et romans graphiques au XXI e siècle: multiplicités de la transmission. Christelle SCHREIBER-DI CESARE Maître de Conférences en Espagnol - Université de Lorraine Responsable Master 2 LEA Commerce et Stratégie à l'international (ISAM-IAE Nancy) Bureau A225 - 03.72.74.31.42 Centre de Recherche: LIS (Romania)

La dictature franquiste dans les BD revu · « Despertar el interés de quienes que consideran que ... Le discours se veut neutre et cela est visible dès la couverture de la BD,

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La dictature franquiste dans les bandes dessinées et romans graphiques au XXIe siècle: multiplicités de la transmission.

                                                                           Christelle SCHREIBER-DI CESARE Maître de Conférences en Espagnol - Université de Lorraine Responsable Master 2 LEA Commerce et Stratégie à l'international (ISAM-IAE Nancy) Bureau A225 - 03.72.74.31.42 Centre de Recherche: LIS (Romania)

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Mots-clés : bande dessinée, roman graphique, franquisme, mémoire, témoignage

L’Espagne n’a pas soldé ses comptes avec le franquisme. En mettant un voile sur les enlèvements, exécutions, tortures et autres atrocités commises durant la guerre civile et la dictature franquiste, la Ley de Amnistía adoptée en octobre 1977 a empêché la réparation d’injustices et la réhabilitation de celles et ceux qui avaient été considérés, pendant des décennies, comme des criminels.

Cependant, le silence imposé ne pouvait durer au-delà d’une certaine limite. Pour la majeure partie de l’opinion espagnole ainsi que pour des associations telles que Human Rights Watch ou Amnesty International, cette loi, véritable trahison envers les victimes du franquisme, devait être revue. Les actions militantes se multiplièrent afin de faire agir le gouvernement et des associations se créèrent autour du devoir de mémoire envers les victimes du franquisme :

El derecho a saber el destino final de lo ocurrido a las víctimas de la represión en España, no consiste solamente en el derecho individual que toda víctima, o sus parientes o amigos, tiene a saber qué pasó en tanto que derecho a la verdad. El derecho de saber es también un derecho colectivo que tiene su origen en la historia, para evitar que en el futuro las violaciones se reproduzcan. Como contrapartida, al Estado le incumbe, el "deber de recordar", a fin de protegerse contra esas tergiversaciones de la historia que llevan por nombre revisionismo y negacionismo; en efecto, el conocimiento por un pueblo de la historia de su opresión forma parte de su patrimonio y debe por ello conservarse. (Equipo Niskor, 2004)

La Ley de Memoria Histórica votée en 2007 fut un premier progrès, en considérant illégitimes les tribunaux franquistes et leurs sentences et en impliquant l'Etat et des administrations locales dans la localisation des fosses communes contenant les restes de républicains tués durant la guerre civile et la dictature, l’accès libre aux archives de la Guerre civile et de la répression franquiste ainsi que le retrait de l’espace public d’éléments exaltant le franquisme.

Parallèlement aux actions juridiques menées, les intellectuels et artistes s’emparèrent de la question de la mémoire historique ; les œuvres abordant la période allant de la guerre civile à la fin de la dictature sont innombrables et concernent toutes les formes d’art.

C’est à la bande dessinée que cet article s’intéresse. Qu’il s’agisse de fictions humoristiques ou de témoignages familiaux, auteurs et dessinateurs mettent en scène la guerre et la dictature pour en faire connaître la réalité aux lecteurs, adolescents et adultes. Beaucoup de ces artistes ressentent un devoir de mémoire à l’égard des victimes du franquisme et donnent à leur œuvre une portée didactique, montrant que la BD et le roman graphique ne sont pas uniquement des divertissements pour les enfants, mais qu’images et textes s’unissent pour révéler, dénoncer, témoigner, compatir ou encore réhabiliter. Etude du genre et évocation historique

Panorama actuel de la production du genre sur le franquisme

La bande dessinée et le roman graphique ont connu un essor considérable au fil des décennies, en même temps que leur légitimité se renforçait. Le roman graphique, tout particulièrement, a vécu une véritable explosion au début du XXIe siècle grâce à la combinaison de plusieurs facteurs tels que la diminution des coûts de production, la multiplication des festivals de BD et l’intérêt croissant des libraires pour un produit nouveau que de plus en plus de lecteurs considèrent aussi légitime qu’un ouvrage littéraire.

Le premier dessinateur à représenter le franquisme en BD fut Carlos Giménez, dont l’évocation des abus des Services Sociaux phalangistes « es un testimonio brutal de algo que posiblemente hoy estaría olvidado » (Ausente, 2013 : 118). Mais, avec la Transition Démocratique, une sorte d’autocensure s’est appliquée. C’est à la fin du XXe siècle, avec l’arrivée au pouvoir d’un parti de droite mené par José María Aznar, que la critique a commencé à émerger.

Malgré ses imperfections, la Ley de Memoria Histórica ouvrait aux auteurs, cinéastes et artistes les portes de la diffusion de messages qui, jusque-là, étaient tus. C’est alors que fut publié, en peu de temps, un nombre

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assez conséquent de BD et de romans graphiques sur la guerre civile et le franquisme, comme si traiter ce thème relevait désormais d’une urgence.

En fonction de leur sensibilité, de leurs objectifs et de leur histoire personnelle, les auteurs choisissent des styles bien différents les uns des autres pour représenter la dictature : des œuvres de pure fiction se mélangent aux témoignages les plus bouleversants ; les couleurs chaudes et éclatantes côtoient les planches monochromes où le noir domine, signe de deuil et de misère ; les vignettes dépourvues de bulles sont tout aussi éloquentes que celles remplies de dialogues et textes explicatifs… Les uns se focalisent sur la figure du dictateur, tandis que d’autres, beaucoup plus nombreux, s’intéressent aux victimes de son régime, jusqu’alors tenues muettes.

Bande dessinée et didactique

Dorénavant, la BD s’engage socialement, elle aborde des thèmes dits sérieux, comme le racisme, la maladie ou la mort. Si, auparavant, elle souffrait d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de la littérature, l’évolution de la société fait que les frontières entre cette dernière et les autres moyens de communication et de diffusion du savoir sont de plus en plus poreuses. Ainsi, des œuvres littéraires notoires sont adaptées au cinéma, à la télévision, en dessin animé ou en BD. En ce qui concerne la guerre civile espagnole et la dictature franquiste, on a évoqué un véritable « boum » des productions de BD, jusqu’à parler de « historieta de la memoria » (Bórquez, 2016 : 35), dans un grand souci de véracité. On le constate dans la représentation des ambiances : les lieux géographiques sont montrés avec exactitude (villes, fronts de bataille), les tenues (uniformes, vêtements de civils), les personnalités politiques sont nommées, citées ou présentes. Les auteurs et dessinateurs effectuent des recherches méticuleuses, ils consultent les archives, les photographies d’époques, regardent les documentaires, écoutent les témoignages de survivants… Ainsi, les histoires racontées, bien que parfois fictionnelles, se basent sur des éléments concrets, des faits historiques, elles visent à y être fidèles et à planter un décor au plus proche de la réalité. Les BD acquièrent une valeur documentaire. Les thèmes liés à cette période de l’Histoire d’Espagne sont l’enfance brisée, la violence des franquistes, la pauvreté, la faim et les privations, la répression et l’emprisonnement, la détresse des vaincus, la toute-puissance des vainqueurs…

L’association texte-image donne au récit un impact important qui permet à la BD d’avoir un caractère didactique, chose nécessaire tant l’Histoire n’a pas été décrite, pendant trop longtemps, de manière exacte dans les manuels scolaires. Sous Franco, l’instruction donnée par des enseignantes phalangistes allait, bien entendu, dans le sens du pouvoir en place et visait à étendre l’idéologie fasciste à tout le pays. Il y eut une sévère épuration des manuels scolaires en circulation et leur contrôle politique et idéologique fut total ; les manuels étaient soumis à une autorisation préalable de la censure avant toute diffusion et ce, durant toute la durée du franquisme. Mais ensuite, malgré le retour de la démocratie, le changement des programmes scolaires n’a pas été radical. Durant la Transition Démocratique :

la plupart des professeurs d’histoire continuaient à baser leurs cours sur les manuels scolaires, anciens ou modernes, sans introduire de changements dans leurs explications sur les faits, les phénomènes ou les jugements qui y étaient exposés, par affinité avec l’idéologie du régime franquiste ou par prudence. (Avilés de Torres, 1997 : 99)

Une étude menée en 2011 par le chercheur Enrique Javier Díez Gutiérrez sur 21 des manuels d’histoire les plus récents circulant dans les classes de collège et de lycée en Espagne mène aux résultats suivants :

- les événements en lien avec la répression franquiste et la résistance des républicains sont abordés grossièrement ; le rôle des femmes n’est quasiment pas évoqué ;

- seule la résistance à partir des années 1960 est abordée, et pour son versant le plus modéré ; - certains thèmes sont totalement ignorés : le rôle de l’Église dans la légitimation de la répression

franquiste, la confiscation des biens de familles républicaines, l’implication de la population civile d’idéologie franquiste dans les actions d’intimidation, de répression et d’exclusion sociale des républicains vaincus, la reconnaissance des victimes du franquisme et des défenseurs de la République. (Díez Gutiérrez, 2013 : 401).

Les manuels se contentent de décrire les batailles.

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Dans ces conditions, la démarche des auteurs et dessinateurs de BD et de romans graphiques se justifie pleinement. Au-delà du plaisir de lire une histoire illustrée, l’objectif était de rétablir des vérités et d’apporter des connaissances au jeune public espagnol en palliant les déficiences des manuels scolaires.

Certains auteurs revendiquent pleinement le caractère didactique de leur production, tel Antonio Altarriba, auteur des très remarqués et primés El arte de volar et El ala rota, romans graphiques illustrés par Kim rendant hommage à ses parents, victimes collatérales du franquisme. Sur son site Internet1, il offre au visiteur de nombreuses ressources telles que des vidéos, des dossiers de presse et, pour El arte de volar, un précieux guide didactique élaboré par Antonio Guiral (critique, auteur et scénariste de BD) et téléchargeable gratuitement. Antonio Altarriba explique : « El arte de volar encierra un amplio abanico de cuestiones, se adentra en temas y refuerza competencias de aprendizaje que le han llevado a una utilización frecuente en aulas y bibliotecas »2.

Jaime Martín, auteur de plusieurs ouvrages situés durant la guerre civile et la dictature, souligne bien la valeur pédagogique de la BD qui, selon lui devrait être utilisée par les enseignants espagnols, comme c’est le cas en France, pour impliquer les élèves dans ces thèmes historiques qui leur semblent d’un autre âge : « Despertar el interés de quienes que consideran que el pasado no tiene nada que ver con ellos no es ninguna tontería, hay que saber bien de dónde venimos para saber a dónde vamos. » (Messa, 2017).

Bande dessinée et Histoire : révisionnisme vs authenticité

Cependant, certaines œuvres créèrent la polémique. C’est le cas de la BD La guerra civil contada a los jóvenes (2015) de l’écrivain Arturo Pérez Reverte et illustrée par Fernando Vicente, qui déclarent avoir voulu exposer, à un public explicitement cité dans le titre, la guerre civile de manière rigoureuse et objective. Le discours se veut neutre et cela est visible dès la couverture de la BD, qui représente en fond la carte d’Espagne devant laquelle se détachent, de manière symétrique et se faisant face, deux soldats de chaque camp : le nationaliste en bleu, du camp de los azules, et le républicain en rouge, du camp de los rojos. Leurs armes se croisent et eux-mêmes, frères ennemis, se toisent.

Cet ouvrage a été largement critiqué pour, justement, avoir dépolitisé le conflit et mis sur un pied d’égalité les Républicains et les Franquistes :

al presentar la guerra como una guerra entre hermanos, igualmente brutales o igualmente nobles, como si los agresores y los agredidos, los verdugos y las víctimas, fueran igualmente culpables o inocentes, se pretende ocultar que la sangrienta Guerra Civil le fue impuesta al pueblo español por el fascismo nacional y extranjero, y que aquel, al resistir la agresión en las condiciones más desventajosas, no hacía más que cumplir con lo que su dignidad exigía. El relato fratricida borra, pues, las verdaderas causas que determinaron el conflicto y asimismo diluye las responsabilidades de los autores de la barbarie al presentar la guerra como un enfrentamiento entre hermanos. (Becerra, 2015)

Pérez-Reverte fut accusé de falsifier l’histoire en mélangeant causes et conséquences et de rejoindre la vision de la République entretenue par les historiens révisionnistes qui la réduisent au chaos et à l’instabilité permanents, alors qu’elle a mis en place des réformes primordiales que la BD passe sous silence. La guerre civile paraît absurde dans l’ouvrage d’Arturo Pérez-Reverte parce qu’il tient à équidistance les deux camps en conflit.

Nombre de personnalités publiques dénoncent ce qui est vu comme un adoucissement du franquisme, c’est pourquoi deux autres auteurs, Silvia Casado Arenas et Carlos Fernández Liria, publièrent en 2017 ¿Qué fue la Guerra Civil? Nuestra historia explicada a los jóvenes, afin que le jeune lecteur puisse compléter ses connaissances sur la question. Nous constatons que le besoin de transmettre la vérité historique est une préoccupation permanente. Ainsi, les BD et romans graphiques n’omettent pas de pointer les dysfonctionnements de la République, avant et pendant la guerre civile, sans pour autant excuser le franquisme. Ainsi Antonio Altarriba, dans El arte de volar, montre-t-il la désillusion qui a suivi l’instauration de la République : son père, Antonio, 21 ans en 1931, croit que la République est une promesse de jours meilleurs : « Era como si de repente cayeran todas las barreras y comenzara una nueva

1 http://www.antonioaltarriba.com/ 2 http://www.antonioaltarriba.com/el-arte-de-volar/unidad-didactica/

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vida » (Altarriba, 2009 : 44). Mais les vignettes suivantes révèlent que la réalité fut toute autre, car le jeune homme, comme beaucoup d’autres dans son cas, ne trouve pas de travail, tandis que certains chefs républicains se montrent totalement corrompus (Altarriba, 2009 : 68).

De même, dans Cuerda de presas Jorge García souligne le manque de respect et le machisme de certains soldats républicains envers les femmes engagées avec eux. La narratrice s’exprime dans les mêmes termes qu’Antonio Altarriba père : « Aquel verano, todo parecía posible » (García, 2005 : 11) mais la déconvenue est rapide. La vignette dessinée par Jorge Martínez est éloquente dans la représentation de la républicaine découragée et soumise, victime des railleries de ses camarades aux visages grotesques dont la laideur est signe de leur bêtise.

Cuerda de presas, p. 12

Ces œuvres, tout en condamnant le franquisme et en défendant la cause des vaincus, montrent une

certaine lucidité envers les failles de la République. Certains ouvrages publiés par des historiens ne rencontrent pas les mêmes écueils que celui d’Arturo

Pérez Reverte. Par exemple, parmi les BD historiques les plus récentes, les adaptations des ouvrages du britannique Paul Preston, spécialiste de l’Espagne contemporaine et de la guerre civile espagnole, ont connu un grand retentissement. En 2016, José Pablo García s’empare de son récit The Spanish Civil War 1936-39 (1986) et publie 240 pages fidèles à l’esprit de l’ouvrage de référence, ses chapitres et sa chronologie. Il aborde à la fois la montée des nationalismes, les luttes paysannes, l’immobilisme des puissances européennes, les querelles au sein du camp républicain, le rôle de l’Église, les acteurs du putsch, la guerre en elle-même avec la défaite de la République et la répression qui en découla, dans des tons sépias donnant volontairement l’impression d’images du passé.

En avril 2017, exactement 80 ans après le terrible bombardement de la ville de Guernica, les éditions Debate font une nouvelle fois paraître l’adaptation en BD d’une œuvre de Paul Preston : The Destruction of Guernica devient La muerte de Guernica. Cette fois, si la couverture contient des couleurs chaudes, symboles de violence et de destruction puisqu’il s’agit des flammes de l’incendie ravageant la ville, les pages intérieures révèlent des tonalités grises et bleues, marques de tragédie et de deuil et rappels volontaires du célèbre tableau Guernica de Pablo Picasso. Le respect des textes initiaux et la vérité historique furent une préoccupation permanente pour José Pablo García. Cette responsabilité morale est également évoquée par Carlos Hernández de Miguel, auteur de Deportado 4443 qui retrace l’histoire des 9300 Espagnols déportés dans des camps de concentration nazis. Raconter la réalité crue, sans fard, afin que les jeunes générations d’Espagnols connaissent l’Histoire de leur pays, ou partir de cette réalité et construire une fiction restant fidèle à la réalité historique semble être une mission. Ces démarches sont celles d’Antonio Altarriba mais également de Jaime Martín, auteur notamment de Las guerras silenciosas et de Jamás tendré 20 años : pour le premier de ces romans graphiques, Jaime Martín s’inspire d’un carnet de notes que son père avait tenu lors de son service militaire à Sidi-Ifni, au Maroc, au début des années 1960 et qu’il lui avait confié ; l’auteur-dessinateur se met lui-même en scène dans ce travail de reconstruction du passé familial, allant à la recherche de nouvelles informations ou de précisions, et il ponctue les pages du récit de quelques photographies d’époque qui sont des tranches de vie et agissent comme des preuves marquant la véracité du récit.

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Multiplicités de la transmission

En marge de ces BD et romans graphiques respectant la trame historique et racontant des histoires vraies et plausibles, il existe d’autres ouvrages qui présentent de pures fictions.

BD satiriques et caricaturales : mise à distance de la dictature

Les BD humoristiques sont loin d’être la majorité dans la production du genre sur l’époque franquiste. En

effet, peu d’auteurs se sont frottés au périlleux exercice de faire de l’humour sur un épisode aussi tragique et sombre de l’Histoire de leur pays. Cependant, nous allons étudier deux de ces ouvrages : Francisco de Sergi Puyol et Nosotros llegamos primero de Furillo.

Francisco est un recueil de 21 pages où la loufoquerie est de mise : en l’an 2094, Francisco, dictateur sans scrupules d’un jeune pays, doit défendre la Terre contre une invasion d’extraterrestres (à 6 pattes et au corps en forme de pizza…). Pour cela, il dispose d’un vieux fusil, une montre holographique futuriste, 12 soldats et son intelligence… Les couleurs sont criardes, les traits géométriques. Franco est orné d’une petite moustache hitlérienne et d’un bonnet jaune qui le différencie de ses soldats. Toute l’histoire est absurde, c’est une pure fabulation, un délire visant à faire rire le lecteur. L’auteur revendique sa volonté de conception d’une BD avant-gardiste et éloignée de toute nostalgie.

Furillo est l’auteur de Nosotros llegamos primero, une BD pour public averti. En 1961, Franco fait le rêve que les astronautes espagnols marcheront sur la Lune avant les Russes et les Américains. Il met alors tout en place pour atteindre ce but et n’hésite pas à commettre les turpitudes les plus sournoises. L’absurdité du récit est totalement assumée : « es una mezcla total de géneros. La ciencia ficción, las películas de espionaje, el landismo, el destape, el neorrealismo, las españoladas en general y toda esa mandanga » (Jiménez, 2015). La BD est parsemée d’éléments de l’Espagne des années 1960, avec son miracle économique et son tourisme croissant de jolies suédoises ; les tenues des astronautes évoquent clairement les armures des Conquistadores et comprennent même une épée, « una inútil y absurda espada al cinto, que es, creo, una metáfora de la propia España » (Jiménez, 2015).

Furillo, refusant le politiquement correct, inspiré par l’underground américain des années 1960-1970 et notamment Robert Crumb, fait le choix du noir et blanc, du coup de crayon souple, rond et précis, qui enlaidit force détails et dépeint une réalité acerbe. Les gros plans montrent des visages hideux aux dents cassées, les corps sont disproportionnés. L’Espagne franquiste de Furillo est sordide, elle a à sa tête un dictateur ridicule de snobisme et de vantardise et des notables sans tabou ni morale. Cet ouvrage, au-delà de son caractère purement humoristique, parodie et ridiculise ouvertement l’Espagne franquiste.

La charge politique est donc bien présente, même dans les BD humoristiques. Mais, par le biais de l’humour, ces dernières dédramatisent le régime franquiste et désactivent sa charge émotionnelle négative et tragique. Au premier abord, Franco ne fait pas vraiment peur et son régime apparaît plus dépravé qu’oppressif. C’est la réflexion plus poussée sur le fond de la BD qui en décuple l’intérêt.

Les figures du dictateur et la force des images

Le Général Franco est assez peu présent dans les BD et romans graphiques. Si, dans Francisco, il est le personnage principal de l’histoire, dans Nosotros llegamos primero il s’efface

assez vite pour laisser la place aux autres protagonistes et n’est plus présent que sporadiquement. Dans les autres ouvrages de notre étude, Franco peut être parfois cité ou apparaître sur un portrait

accroché au mur, mais il n’est jamais présent physiquement. Il peut être associé à des personnages négatifs, comme son tailleur pédophile dans El hijo de Mario Torrecillas, renvoyant de la dictature franquiste une impression de malaise, d’immoralité et de vice. La figure du dictateur plane tel un spectre mais elle tend à se diluer derrière celle, plus concrète, de ses fidèles qui faisaient preuve d’un grand zèle au moment de faire respecter sa politique répressive.

Ce sont manifestement les fictions qui ont davantage tendance à donner un rôle actif à Franco. Nous pouvons citer Rapide!, le roman graphique d’Ángel Muñoz, qui raconte une histoire entièrement

fictionnelle qui s’appuie néanmoins sur des éléments historiques concrets. En effet, Rapide! est une enquête menée par le détective privé Roger Everett et son assistante Dorothy Watson à la manière des films noirs hollywoodiens des années 1930, avec des femmes fatales au double jeu et des truands en imperméable et chapeau de feutre. Le couple doit élucider un meurtre et ses recherches l’amènent à monter à bord d’un avion bimoteur appelé « Dragon Rapide », en partance des Canaries pour Tétouan. Par le plus grand des hasards,

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Franco est l’un des autres passagers du bimoteur, et il part au Maroc pour lancer le soulèvement militaire. Ángel Muñoz s’appuie sur la réalité (le nom des pilotes, les lieux et les dates, il insère des photos d’époque) mais construit une histoire de son invention. Franco apparaît dans le dernier tiers du roman graphique, lors des préparatifs et du voyage. Il n’est jamais nommé, mais le lecteur le reconnaît d’emblée en raison de tous les éléments historiques concordants qui l’entourent, alors même qu’il est représenté avec la tête d’un bouc, métaphore de Satan.

Si Franco lui-même est finalement peu visible dans les BD, la guerre et la dictature, les horreurs quotidiennes et les épisodes traumatisants se retrouvent à chaque page. En plus de la sensibilité de chaque auteur, il faut ajouter le style de chaque dessinateur, qui orientera la mise en images des récits.

Jaime Martín signe les textes et les images de ses ouvrages. Le style graphique adopté est dynamique, avec un nombre important de vignettes par planche car il y a beaucoup d’action ; les personnages sont souvent représentés en gros plan afin de mettre en exergue leurs sentiments ; de même, l’auteur utilise souvent la plongée et la contre-plongée pour accentuer les effets de soumission-désolation/domination-pouvoir, comme au moment où les compagnons de Jaime (le grand-père) sont fusillés par les franquistes : le plan en plongée montre leur vulnérabilité. L’image suivante, par contre, est une contre-plongée signifiant le désespoir de Jaime qui, comme seul au bord d’un abîme, vient d’échapper à la mort mais a dû abandonner ses compagnons sur le peloton d’exécution.

Jamás tendré 20 años, p. 67

Le traitement de la couleur est également important et Jaime Martín la considère comme un outil narratif

qui doit renforcer le message du scénario et du dessin. Ainsi, il représente le ciel jaune lorsqu’il veut marquer, dans Jamás tendré 20 años, la chaleur étouffante de la bataille de Belchite, en août 1937 (Martín, 2016 : 45), fait avéré notamment par Juan Eslava Galán (2005 : 119) ; lorsqu’il veut symboliser le secret des réunions anarchistes, les images concernées contiennent un filtre rose ; quant aux tons ocre, kaki et gris, ils font ressortir la pauvreté.

Très différente est l’ambiance dans El hijo : la palette de couleurs est plus restreinte, se limitant au vert, noir, gris, brun qui évoque un clair-obscur toujours inquiétant ainsi que la folie et la désolation. Le trait est simple mais on sent, dès la couverture, l’influence de Francisco Goya dans sa dernière période marquée par la folie, dans les visages anguleux et les yeux hagards. El hijo est une œuvre graphique ténébreuse, presque fantasmagorique, à l’image d’une Espagne famélique et obscurantiste qui se dévore elle-même comme Saturne dans le tableau de Goya.

Couverture de El hijo

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Le trait est différent mais l’effet est similaire dans Cuerda de presas : le blanc et noir accentue l’impression d’étouffement et symbolise métaphoriquement l’enfermement de ces milliers de femmes. Le trait est simple mais dynamique, d’une grande expressivité dans les visages.

Dans les deux romans graphiques d’Antonio Altarriba, le dessin est confié à Kim. El arte de volar est « une cruelle fable sur la renonciation, les illusions perdues, la ligne ténue entre les lumières de l’espoir et la noirceur de la réalité. » (Norot, 2011). Quant à El ala rota, c’est « un texto duro, crudo, desolador, que desgarra a cada página y que deshace cualquier sentido que uno pueda darle a la vida más que padecer y sufrir. » (Silvestre, 2017). Les deux protagonistes finissent vaincus. C’est pourquoi les deux histoires sont représentées en noir et blanc, symbole de tristesse, d’amertume et de morosité. La conception graphique des vignettes est simple mais soignée, le dessin est réaliste et très détaillé et les plans rapprochés sont régulièrement utilisés pour mettre en évidence des éléments qui ne sont pas toujours verbalisés mais qui sont importants, tels le bras paralysé de Petra que l’auteur ne découvre qu’à sa mort, ou la dangerosité de certains personnages.

La BD la plus originale du corpus dans sa conception graphique est Deportado 4443 : les textes sont des tweets qu’aurait pu envoyer Antonio Hernández Marín, oncle de l’auteur, déporté à Mauthausen. Le texte est donc bref puisque chaque tweet compte au maximum 140 caractères, mais bouleversant, et le dessin qui l’accompagne est d’une grande intensité, en noir et blanc. Le dessinateur Ioannes Ensis dit avoir ressenti l’obligation morale d’illustrer ces tweets (Hernández de Miguel, 2017 : 8) et de devoir le faire avec la plus grande fidélité aux images et photographies qu’il a pu consulter et que le monde entier a eu sous les yeux après la libération des camps. Aucun détail n’est épargné, le lecteur plonge dans l’horreur brute des corps décharnés, des amoncellements de cadavres, des pratiques humiliantes des nazis.

Dans tous ces récits chargés d’émotion, les dessins accentuent les effets dramatiques du texte. Le but est d’éveiller l’empathie du lecteur vis-à-vis du destin de ces personnes marquées par l’Histoire.

Témoignages de mémoire familiale La grande majorité des BD abordant le franquisme relate des parcours de vie d’individus engagés aux

côtés des Républicains et ayant subi de plein fouet la défaite et ses conséquences. Il s’agit d’œuvres graves et émouvantes, composées essentiellement par les enfants ou petits-enfants de ces victimes du franquisme pour qui témoigner de ces traumatismes indélébiles est une nécessité. Jaime Martín confie qu’il a voulu peindre le franquisme avec la plus grande exactitude « pour arriver à faire comprendre, ressentir les 40 ans de harcèlement des Républicains battus [et toutes] les formes de répression politique, policière, économique, religieuse, sociale » (Truc, 2016). Pour lui, il est important de recueillir le témoignage des générations qui nous ont précédé car l’histoire officielle est celle des vainqueurs tandis que les anonymes donnent une dimension humaine aux grands événements. Raconter la vie de ceux qui ont connu un régime autoritaire, ici le franquisme, apparaît comme un devoir citoyen. Il s’agit de déjouer le silence qui a trop longtemps pesé et d’utiliser son histoire familiale pour dénoncer les abus commis, pour faire avancer, également, la récupération de la mémoire historique : par la narration d’histoires vraies, faire éclater la vérité car les personnages décrits sont les symboles de toutes les victimes anonymes.

Ces récits se déroulent de manière linéaire, chronologique. On suit les parcours des protagonistes comme eux suivent le chemin de leur vie. Cependant les incipit visent à faire comprendre pourquoi les auteurs ont décidé d’aborder leur histoire familiale : en découvrant les parties occultées car éminemment douloureuses du passé de leur famille.

Dans le cas d’Antonio Altarriba, c’est le suicide de son père en 2001 par défenestration qui a engendré un temps de réflexion et le besoin de mettre en mots et en images les 250 pages de souvenirs minutieux rédigées à la main par le vieil homme. El arte de volar commence au moment de la mort du père, tout comme El ala rota commence au moment de la mort de la mère d’Antonio qui découvre alors avec stupeur qu’elle était invalide depuis toujours du bras gauche. Ensuite, les histoires s’égrènent par chapitres chronologiques. Cheminement identique pour El hijo, qui démarre par la fuite de la mère de Matías qui part à sa recherche et se heurte aux superstitions, à la bêtise et à la cruauté trop répandus parmi les sympathisants franquistes. Le roman graphique suit sa quête, jour après jour, mais s’arrête trois ans après les tristes retrouvailles par le jeu d’une ellipse temporelle et pour achever le récit sur une autre filiation, donnant ainsi au titre du roman son double sens puisque la dernière vignette représente le fils de Matías. L’histoire familiale va donc pouvoir se perpétuer.

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Quant à Jamás tendré 20 años, Jaime Martín opte pour un préambule en forme de flashback sur un épisode de son enfance dénotant le traumatisme toujours vif chez ses grands-parents. Dans Las guerras silenciosas, la construction est encore différente puisque le lecteur assiste, page après page, à l’élaboration de ce roman « autobio-graphique », avec les tergiversations de l’auteur-dessinateur tout d’abord en mal d’inspiration puis de plus en plus captivé par les souvenirs de service militaire de son père (Martín, 2014 : 43).

Les auteurs transmettent leur histoire familiale et dépeignent les destins individuels de drames collectifs. L’histoire de Jaime, de Matías, d’Isabel, de Petra, est l’histoire de tout un peuple et le constat, pour tous les Espagnols d’aujourd’hui, de ce qui a été vécu, subi, gâché, volé dans un contexte totalitaire effroyable.

Redonner leur dignité aux invisibles

Un devoir de mémoire

Le besoin de rendre leur visibilité à ceux qui ont dû se cacher répond à l’obligation de ces derniers de se séparer des preuves de leur engagement républicain. Dans Jamás tendré 20 años, Isabel et Jaime doivent brûler les photos, les lettres, les drapeaux, tous les signes d’appartenance à la République. Il ne leur reste plus rien de concret, palpable, de leur jeunesse. Aussi, écrire et dessiner sur eux est une manière de redonner vie à ces objets disparus. Jaime Martín a réalisé certains dessins fidèlement à partir de descriptions orales qui lui avaient été faites. C’est le cas de la couverture de Jamás tendré 20 años, inspirée d’une photo brûlée. Le dessinateur reconstruit a posteriori ce souvenir, tout comme il représente précisément les lieux évoqués d’après des photos qu’il est allé prendre sur les indications de son grand-père dont le précieux témoignage a été enregistré. Pour lui, le devoir de mémoire doit s’exercer pour des raisons morales de franchise et d’honnêteté envers les anonymes victimes du franquisme.

Effectivement, toutes les œuvres présentées ici, à part les BD caricaturales, sont les portraits de personnes invisibles, méprisées par la société franquiste parce que pauvres, illettré.e.s, femmes ou domestiques… Les auteurs font de leurs personnages des héros anonymes, dotés d’une grande profondeur psychologique. Benoît Mitaine parle d’héroïcisation d’une figure traditionnellement exclue des récits de guerre : le vaincu (Mitaine, 2011 : 283).

Les récits à la première personne, les gros plans sur les visages et l’abondant langage corporel, comme les poings serrés ou les dos voûtés, donnent une dimension dramatique aux récits. L’utilisation de l’illustration est un argument supplémentaire dans la reconstruction, voire la réparation symbolique du passé. La BD « tiene una capacidad de evocación histórica tremendamente fuerte, permite una reconstrucción viva e intensa de escenarios del pasado », selon Antonio Altarriba (Grau, 2010).

Faire la lumière sur les oublié.e.s de l’Histoire. Mario Torrecillas, en dévoilant la vie dans un hôpital psychiatrique sous la dictature franquiste, donne un

visage à toutes ces victimes enfermées, tenues au silence, utilisées pour servir de cobayes lors d’expériences médicales, d’autopsies, de séances d’électrochocs, d’essais de lobotomisation (essentiellement sur des homosexuels) ou encore d’utilisation de la méthadone, alors même que certaines n’étaient pas malades mais uniquement opposées au régime franquiste. Il montre la séparation des malades selon le statut social de leur famille et la cohabitation d’enfants et d’adultes dans un tel endroit. Avec El hijo, Mario Torrecillas peint une parfaite métaphore de l’Espagne : Matías, à la recherche de sa mère, est en quête de son identité dans une Espagne méconnaissable et autodestructrice. Il trouve sur son chemin des archétypes de l’ignorance et de l’intolérance en la personne des villageois qui veulent tuer sa mère soupçonnée de meurtre. Il est condamné par l’Église personnifiée par les religieuses intraitables qui tiennent l’hôpital. Tous ces opposants tenteront de l’arrêter dans sa quête, à l’image des dirigeants fascistes réduisant le peuple à un état de servitude et étouffant, bien souvent par la violence, ses désirs d’émancipation.

D’un point de vue plus historique, lumière est faite sur de grands oubliés des manuels scolaires : les Espagnols déportés à Mauthausen et Gusen. « España sigue teniendo una gran deuda pendiente con todos estos hombres y mujeres » (Hernández de Miguel, 2017 : 9). Ces 9300 hommes et femmes n’ont jamais été reconnus par l’Espagne qui les ignore totalement en tant que victimes du franquisme.

Autres grands oubliés de l’Histoire, car honteux pour les vainqueurs et trop favorables au retour du Roi pour les Républicains : les militaires franquistes monarchistes. Le thème est éminemment tabou et Antonio

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Altarriba fait la lumière sur la conspiration avortée orchestrée par le Général Sánchez González, le comte de Ruiseñada et d’autres qui n’étaient pas favorables à Franco. Loin de la thèse officielle selon laquelle le Général Sánchez González serait mort d’un infarctus, Kim et Altarriba montrent explicitement qu’il fut tué par les franquistes au terme d’un duel truqué. Les franquistes eurent, eux aussi, leurs vaincus.

Le combat silencieux des femmes Le régime franquiste fut catastrophique quant au respect des droits des femmes et à la possibilité pour

elles de s’émanciper de la tutelle parentale et maritale. Les acquis de la République furent annulés et les femmes cantonnées à leur statut d’épouses et de mères de famille nombreuse. Désormais, la Sección Femenina menée par Pilar Primo de Rivera allait renforcer les valeurs politiques et morales de la droite la plus traditionnelle. Les femmes étaient constamment épiées : « los vencedores se ocuparon mucho de la moral de las mujeres vigilando, bajo la batuta parapolicial o policial, sus usos y costumbres diarios. Las sensaciones de miedo al pecado y a caer en la concupiscencia se convirtieron en estados habituales » (Manrique, 2008 : 53). Les jeunes filles étaient instruites pour devenir de bonnes ménagères ; en milieu rural, elles recevaient une formation aux travaux des champs afin de tirer parti au mieux des ressources de la terre, en cette période de pauvreté et de manque de nourriture (Merino Acebes, 2010 : 67). A ce titre, l’évocation que fait Jaime Martín de l’instruction phalangiste oscille entre l’humour, avec l’élaboration par les jeunes élèves d’une salade russe dont le nom est tabou (Martín, 2014 : 26), et la terreur avec un portrait démoniaque d’une enseignante, spectre menaçant armé d’une poêle à frire qu’il représente en vue subjective depuis la hauteur des petites filles terrorisées, donc en contre-plongée, ce qui en accentue la vision cauchemardesque (Martín, 2010 : 27).

Les romans graphiques étudiés présentent des profils différents de femmes sous le franquisme mais pareillement exemplaires dans leur parcours de résistantes.

Petra (El ala rota) n’a pas de conviction politique particulière, elle a été élevée selon des concepts traditionnels et le meilleur statut qu’elle puisse espérer est gouvernante, poste dont elle se contente parfaitement. Mais, à partir du moment où elle a une famille à charge et malgré sa condition de femme au foyer soumise, elle parvient peu à peu à prendre les rênes du foyer que son mari aigri a tendance à déserter et de bonnes décisions pour que les siens ne sombrent pas dans la misère ; quant à Isabel (Jamás tendré 20 años), à 19 ans elle est Républicaine et engagée aux côtés des anarchistes de la CNT ; elle échappe de justesse à une arrestation lors de laquelle tous ses amis sont exécutés sur le bord d’un chemin. Après quelques années de clandestinité, elle apprendra à évoluer dans un contexte hostile, aux côtés de son mari resté traumatisé après avoir échappé par miracle à la purge franquiste, et devant prendre les décisions permettant à la famille d’avoir davantage de revenus et d’accéder à une situation sinon confortable, du moins acceptable.

Couvertures des romans graphiques d’Antonio Altarriba et Jaime Martín

L’emprisonnement n’était pas toujours symbolique : en 1940, 6000 femmes étaient détenues dans la seule

prison de Ventas à Madrid, qui comptait initialement 500 places. Leurs enfants avec elles, elles étaient maintenues en détention dans des conditions effroyables et leurs journées étaient marquées par la violence et la torture, physique et morale avec le cimetière attenant d’où elles entendaient les exécutions et les coups de grâce, ainsi que le décrit Jorge García dans Cuerda de presas (García, 2005 : 17-18 ; 20 ; 22 ; 28).

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Les BD et romans graphiques montrent, comme nous l’avons vu, les combats de ces anonymes bafoués par la société, habitués à courber l’échine depuis parfois leur plus jeune âge et devant lutter pour rester en vie. Pour les auteurs et dessinateurs, il s’agit d’un hommage personnel légitime tout autant que d’une revendication pour que la société continue son travail de mémoire, comme l’indique Jaime Martín :

Es importante recuperar estas cosas para que queden en la memoria histórica. No hay que dejar escapar la posibilidad de hablar con la gente que vivió una guerra. Cuando en televisión hablaban de si había que desenterrar las fosas él [su abuelo Jaime] siempre decía que podían mirar aquí y allí y allá. Todos sabían dónde se asesinó a gente y les parecía una barbaridad que no se hiciera. Ellos habían sufrido lo indecible y se revolvían contra los franquistas reconvertidos en demócratas en la transición, con Fraga a la cabeza [Abella, 2017].

Notre corpus d’étude n’est qu’une partie des BD et romans graphiques publiés au XXIe siècle consacrés

au franquisme. Le dessin peut être politique et la BD peut avoir une vocation non seulement de divertissement mais également d’enseignement et d’éveil des consciences.

Certes, la plupart des récits sont le fait de parents de Républicains, qui sont donc émotionnellement impliqués dans la transmission du passé à la fois familial et national et orientés idéologiquement puisque leur famille a subi de plein fouet les conséquences de la défaite républicaine et de la victoire franquiste. Par ailleurs, il s’agit d’une reconstruction a posteriori de souvenirs plus ou moins fiables, mais dont certains ont été consignés dans des documents ou enregistrés et utilisés tels quels. Malgré la fluidité de la parole ou l’abondance des écrits, il y a forcément une part d’imagination dans les ouvrages, que les auteurs ne nient pas mais dont ils indiquent qu’elle a été dictée par la logique et la nécessité de faire vivre les personnages au-delà des faits historiques bruts.

Les illustrations et les bulles se renforcent. Les petites vignettes symbolisant l’enfermement, les larges vignettes signifiant la perdition, les couleurs aussi froides et les traits aussi anguleux que la dictature était implacable, le langage corporel et le choix des plans, en somme toutes les ressources graphiques concourent à captiver le lecteur et à lui raconter ce qui est son histoire.

Enfin, au-delà des drames personnels, il existe une autre manière de sensibiliser le lecteur : l’humour possède une grande force de captation et la mise à distance des atrocités de la guerre civile et du franquisme ne signifie pas les nier. Dans les BD humoristiques de notre étude, sous le vernis de l’humour se trouve une réalité aberrante comme le fut le régime franquiste. L’humour n’empêche pas l’engagement, même s’il revêt d’autres formes que la dénonciation explicite.

Quel que soit le mode d’action choisi, toutes ces œuvres concourent à la réparation des erreurs commises au moment de la Ley de Amnistía. De manière plus ou moins directe, ce sont des voix qui s’ajoutent à celles des autres militants en faveur du rétablissement de la vérité historique.

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