Le Courrier des idees_n°3

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  • 8/9/2019 Le Courrier des idees_n°3

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    Numéro 3mars 2015

    Alors que s’impose l’image, dans les médias, d’une population unie dansun même élan de défense de la liberté d’expression et des valeurs de laRépublique prenant fait et cause pour les dessinateurs de Charlie Hebdo et lesvictimes des terroristes, une analyse, réalisée par l’Ifop, de ces manifestationssur le territoire apporte un autre éclairage. Cette analyse montre de très fortesdisparités dans la mobilisation constatées entre les villes. Sur les 130 villesdans lesquelles les chiffres de la mobilisation sont connus, le taux oscille entre71 % (en ratio habitants/nombre de manifestants) de mobilisation à Grenobleou Rodez et 2 % à Hénin-Beaumont. En moyenne, c’est dans les villes demoins de 100 000 habitants que la mobilisation a été la moins forte (moinsde 30%). Des clivages géographiques très forts apparaissent : les villes de

    Rhône-Alpes (mobilisation moyenne de 51%) et de l’Ouest (moyenne de 35%)se sont très fortement mobilisées alors que dans le Sud méditerranéen (19%)et dans le Nord-est (11%), les habitants se sont principalement désintéressésde ces manifestations. Cette fracture renvoie à la carte du vote Front national: le taux de mobilisation est très indexé sur le score de Marine Le Pen aupremier tour de l’élection présidentielle. Dans les villes où le Front nationala fait moins de 10 %, les manifestants sont 48%. Alors que dans les villesoù le FN est à plus de 20 ou 25%, la mobilisation du 11 janvier dégringole àmoins de 15%. À Lens (3%), à Calais (4%), à Nice (8%) et à Hénin-Beaumont(2%), très peu de personnes se sont sentis concernées ou solidaires de l’unionnationale. Ces scores montrent aussi que la population qui s’est le moinsmobilisée est celle qui est la plus désabusée concernant l’avenir et la politique: les cartes du « non » au referendum de 2005 ainsi que celle de l’abstentionse superposent assez bien avec celle de la mobilisation du 11 janvier. Dansles villes où l’abstention aux dernières européennes était supérieure à 65%,

    seul 12% de la population s’est déplacée pour participer aux manifestationsdu 11 janvier. Ainsi, ce qui se dessine dans cette étude, ce sont deux parties dela France qui se comprennent mal, même dans des moments de communionnationale. Pour aller plus loin : http://www.ifop.fr/media/pressdocument/801-1-document_file.pdf

     L.M.

    c’est le nombre de manifestants le 11 janvier dans les villes où MarineLe Pen a obtenu plus de 25% des voix lors de l’élection présidentielle.

    Ont collaboré à ce numéro : Hélène Fontanaud, Mathieu Guibard, Léa Martinovic, Antoine Nesko, Ludovic Péran et Adrien Rogissart

    LE CHOIX DES MOTS COMPTE :UNION NATIONALE Pour de nombreux commentateurs, la France a connu, après les terriblesattentats de début janvier, une période d’« union nationale »  qui s’estmanifestée par les immenses rassemblements du 11 janvier. Si cette analysedoit être nuancée (voir Regards de sondeurs ci-dessous), le terme d’ « unionnationale » mérite aussi d’être questionné.Ces mots renvoient à des moments forts de l’histoire de France, maissouvent mythifiés comme l’« union sacrée »  en août 1914. Même dans cesmoments, l’union n’a jamais signifié l’absence de débats. La Chambre desdéputés a connu d’intenses et parfois violents affrontements entre 1914 et1918, notamment sur la question des droits des travailleurs, qui culminentlors des grèves de 1917. Communistes, socialistes et gaullistes gouvernentensemble à la Libération mais ne cessent jamais de se heurter, au point dese séparer rapidement. L’union nationale n’a donc pas d’autre sens que laconcorde autour de principes fondamentaux et largement partagés, ni plus,ni moins. Recourir à la mythologie de l’union nationale en souhaitant fairedisparaître des tensions sociales ou politiques légitimes constitue donc uneapproximation historique qui demande d’être, à chaque fois, contextualisée.

     M.G.

    REGARDS DE SONDEURS

    LE COURRIER

    DES !DÉES Armer les socialistesdans la bataille culturelle

    13 %

    LA BATAILLEIDENTITAIRE 

    À quoi tient le fait que beaucoupde Français paraissent douterde leur pays ? Les succès de

    librairie des « déclinistes »  de tousbords – celui d’Éric Zemmour a étéle plus notable – témoignent d’uneréalité. Encore faut-il l’interprétercorrectement. La tentation est forte,en effet, de défendre l’idée qu’il y auraitune identité de la France, définie,une fois pour toute, et qu’il faudraitrétablir. On reconnaît l’antienne du

    Front national et qu’avait légitiméeNicolas Sarkozy lorsqu’il avait lancéson débat sur l’identité nationale.

    Or, ce que nous apprend l’histoire (ouce qu’elle devrait nous apprendre),c’est que les identités sont construitesau fil du temps. Elles sont l’objet d’untravail politique et se nourrissent desdifférents mémoires qui coexistentsur un territoire – pensons à laFrance monarchiste et à la Francerépublicaine qui n’ont conflué que

    difficilement et lentement au vingtièmesiècle. Il n’y a pas d’identité nationalequi se réduirait à un socle immobile etpermanent. C’est toujours le produitd’un travail complexe de transmissionet d’assimilation. Être fidèle à latradition républicaine française,aujourd’hui, est de la redéfinir pour quetous les Français s’y reconnaissent.L’identité républicaine doit forgercontinument une citoyenneté politiqueà partir de groupes sociaux et culturelsnécessairement différents. Il y a là une

    part d’abstraction, mais c’est ce quifait justement le projet démocratique.

    Alain Bergounioux

    L’ÉDITORIALd’Alain Bergounioux

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    La campagne et l’élection de Barack Obama à la

    présidence des États-Unis d’Amérique en 2008ont réintroduit dans le débat public américain

    la question raciale sur le mode du dépassement. Lesélecteurs américains dégageaient une majorité fa-vorable à un candidat noir - 45 ans après avoir éluJohn Fitzgerald Kennedy, irlandais, catholique et dé-mocrate. En reformulant leur propre mythologie du« melting pot », les États-Unis sont de nouveau pré-sentés comme une nation intégratrice.

    L’AMÉRIQUE POST-RACIALE ?

    Il est certain que l’élection de Barack Obama en 2008est symboliquement décisive. La nation américainea historiquement construit une séparation violenteentre la majorité blanche et les minorités raciales- soumises à l’esclavage ou issues de l’immigration-, particulièrement les afro-descendants. La dépor-tation et l’esclavage de millions d’Africains, puis laségrégation (« les lois Jim Crow ») consécutive à laguerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage en1865 ont durablement structuré les rapports sociauxaux États-Unis.

    Le nouveau Président des États-Unis d’Amérique putdonner l’impression d’accompagner l’entrée dansune ère «post raciale», soldant l’esclavage, la sé-grégation et les sévères inégalités historiques dontsouffrent les Noirs aux États-Unis. Le président enactivité fut même réélu en 2012, synthétisant encoreune fois lors de sa campagne le classicisme d’Har-vard typique de la bourgeoisie blanche de la côte estet le style - le « swag »  - des Afro-Américains, al-liance efficace de l’assurance du patricien et du cha-risme de la rue.

    L’évolution de la « pop culture » américaine, particu-lièrement celle de l’industrie musicale, donne égale-ment à voir un pays guéri du racisme : l’observateur

    attentif note la saturation de la « pop music » contem-poraine par les musiques noires américaines. La«blackness» est devenue une opportunité commer-ciale. Digérée par l’industrie culturelle, la culturepopulaire noire américaine est devenue prescriptricede ce qui est «cool» ou pas.

    Dans le petit monde de la production musicale ouplus globalement en politique, l’Amérique se voit dé-barrassée des inégalités raciales et du racisme quiles fonde, au moment où les évolutions démogra-phiques changent la donne. En 2040, la population

    blanche des États-Unis passera en dessous de 50 %.

    Barack Obama n’a abordé qu’une seule fois la ques-tion raciale, dans un discours prononcé le 18 mars2008. Il n’est alors que Sénateur de l’Illinois et candi-dat à l’élection présidentielle. Sa campagne achoppesur les déclarations dénonçant les discriminationsraciales aux États-Unis du pasteur de la communau-té de Chicago à laquelle appartenait sa famille.

    À cette occasion, B. Obama a rappelé « le vieuxtruisme selon lequel le moment le plus racialement

    séparé de la vie américaine est le dimanche matin ».En soulignant la prégnance de la grille de lectureraciale et le racisme aux États-Unis - « à plusieursreprises au cours de la campagne, des commentateursm’ont trouvé ou "trop noir" ou "pas assez noir" » - ilreformule le mythe de l’Amérique intégratrice et sondestin messianique, au service de sa légende et decelle des États-Unis : « cette conviction me vient de mafoi inébranlable en la générosité et la dignité du peuple

     Américain. Elle me vient aussi de ma propre histoired’Américain. Je suis le fils d’un Noir du Kenya et d’uneBlanche du Kansas... » 

    La question raciale aux États-Unis appartenait-elleaux livres d’histoire ? Les évènements de Fergusonà l’été 2014 relancèrent brutalement la question ra-ciale dans le débat public.

    FERGUSON, MIROIR DES INÉGALITÉS RACIALES

    Le 9 août 2014, Michael Brown, un jeune homme noirde 18 ans est interpellé et abattu par un officier depolice dans le Comté de Saint-Louis, dans le Missou-ri. Le jeune homme ne portait pas d’arme. La gestiondésastreuse de l’affaire par les autorités révèle despratiques policières racialement orientées («racial

     profiling») : 86 % des contrôles de police concernent

    LE MYTHE DEL’AMÉRIQUE POST-RACIALE

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    des Noirs et 92,7 % des personnes qui ont été arrê-tées en 2013 étaient noires alors qu’ils représententenviron 63 % de la population de Ferguson. Dans lemême temps, on compte trois Noirs seulement dansla police de Ferguson (sur un effectif de 53 officiersde police) et un seul au conseil municipal.

    Darren Wilson, le policier suspecté d’avoir tiré surl’adolescent, a reçu de son côté 200 000 dollars d’unecampagne de crowdfunding pour assurer sa dé-fense, récoltés en 4 jours seulement, et le soutiendu Ku Klux Klan du Missouri. Les pouvoirs publics

    déployèrent un dispositif sécuritaire disproportionné- les policiers sur place disposaient d’équipementsmilitaires, de plusieurs véhicules blindés et d’héli-coptères - et le couvre-feu dans cette petite ville de63 000 habitants.

    « Ferguson »  fut le révélateur multiple de la pré-gnance des inégalités raciales aux États-Unis, met-tant à jour la pression policière dont sont victimesles Noirs. Le pays est plus que jamais éloigné d’undépassement de la question raciale. Les statistiquesfournies par le gouvernement américain ses agences

    et les ONG sont d’une terrible brutalité.

    Au cours du seul mois de juillet 2014, au moins5 jeunes hommes noirs non armés furent abattuspar la police. Un homme noir sur trois aux États-Unisira en prison au cours de sa vie (un Hispanique sur 6et un Blanc sur 17 - Source : U.S. Bureau of JusticeStatistics), une femme noire sur 100 est en prison,68 % des jeunes détenus dans les prisons d’État sontnoirs (Source : NAACP). Les institutions judiciaireset carcérales sont aujourd’hui au cœur des rapportssocio-raciaux aux États-Unis, intimement liées à la

    « War on drugs » lancée par Nixon au début des an-nées 70 après les victoires du Mouvement des DroitsCiviques des années 60. Entre 1980 et 2007, 25 mil-lions de personnes ont été arrêtées dans des affairesliées à des stupéfiants (drug offenses), dont une surtrois était noire.

    Plus largement, 27,2 des ménages noirs sont sousle seuil de pauvreté (9,8 % pour des ménages blancs- Source : Census Bureau), le revenu médian annueldes ménages noirs atteint seulement 34 598 dollarsen 2013 (le revenu médian annuel national étant de51 939 dollars), 43,8 % des Noirs américains étaientpropriétaires de leur maison, les Blancs l’étaient à73,3 % (Source : Center for Housing Studies of Har-vard University).

    En 2000, un Noir habitait dans un quartier peuplé enmoyenne à 51% de Noirs (même si ceux-ci ne repré-sentent que 12,5 % de la population des États-Unis)et 33 % de Blancs, alors qu’un Blanc vivait dans unquartier en moyenne à 80 % de Blancs et seulement7 % de Noirs. La ségrégation demeure. Le mouve-ment pour les Droits Civiques et le volontarisme fé-déral avaient pourtant permis dans les années 60 et70 l’ascension sociale de millions de Noirs aux États-Unis.

    Mais les années 2000 ont été le théâtre d’une forme

    de re-ségrégation, à travers des politiques carcé-rales (1.3 millions de détenus sont noirs sur 2,5millions de détenus) et éducatives discriminatoires(François Bonnet & Clément Théry - Ferguson et lanouvelle condition noire aux États-Unis). « L’Amé-rique post raciale est un mythe » résume le sociologuespécialiste des questions raciales, Michael Jeffries,en décembre 2014.

    LA QUESTION RACIALE RENOUVELÉE

    Les événements de Ferguson et la mort de Michael

    Brown ne sont pas des exceptions sociales, maisconstituent bien une exception politique à travers lamobilisation - avec quelques débordements - qu’ilsont suscités. La recherche universitaire et les ONGn’ont pas cessé de respectivement démontrer etdénoncer la dégradation de la condition des Noirsaux États-Unis dans les années 2000, brillammentillustrée par la série télévisée The Wire. Paradoxale-ment, un gouffre s’est formé entre les mouvementspolitiques issus des luttes des Droits Civiques etla jeunesse noire américaine. En réponse, de nou-veaux mouvements et de nouvelles revendications

    ont émergé. Les événements de Ferguson ont per-mis leur irruption sur la scène politique nationale. Lemeilleur exemple est celui du mouvement #BlackLi-vesMatter, « les vies des Noirs comptent », créé en2012 après le mort de Trayvor Martin, abattu par unofficier de sécurité privée d’une résidence en Floride,relaxé depuis.

    Ce mouvement mérite une attention particulière.Aussi présent à Ferguson, dans de nombreuses villesdes États-Unis que sur les réseaux sociaux, il déve-loppe une ligne politique fondée sur le concept d’in-tersectionnalité, issu notamment du féminisme noirdéveloppé dans les années 80 aux États-Unis, c’est-à-dire l’articulation systématique des leviers de do-mination - classe, race, genre - dans la construction

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    et la promotion de leurs revendications politiques.Le mouvement décline par exemple son slogan sousdifférentes formes : «blackgirlsmatter», « blackgays-matter », « blackimmigrantsmatter », etc...

    Les mouvements comme #BlackLivesmatter ré-sultent d’un processus historique et politique parti-culier : le constat que les « politiques de respectabi-lité » ont échoué. Ces politiques, promues pendant30 ans par des organisations issues des mouvementsdes Droits Civiques, par exemple la NAACP (NationalAssociation for the Advancement of Colored People),

    exigent des Noirs américains qu’ils se fondent dansl’American Way of life, reprenant à leur compte lemode de vie de la « middle class »  blanche améri-caine, un choix stratégique qui a échoué à « norma-liser »  collectivement la condition noire aux États-Unis.

    Au contraire, les activistes de ce mouvement dé-fendent l’idée que les violences faites aux Noirs - so-ciales, physiques, mais aussi entre eux, à l’intérieurmême de la communauté - sont systémiques. Poureux, l’American way of life est un système visant par

    essence à maintenir la ligne de couleur - ségréga-tion résidentielle et scolaire - et un contrôle social- pressions et brutalités policières, grâce à la « waron drugs » notamment - au sein de la société améri-caine, à travers des dispositifs multiples de violenced’État, sans cesse renouvelés - politiques du loge-ment, politiques éducatives, politiques répressives.

    En ce sens, #BlackLivesMatter est anticapitaliste ettrès critique à l’égard de la démocratie américaine,considérant à la suite d’Immanuel Wallerstein etEtienne Balibar, que le capitalisme «fait feu de tout

    bois» pour assurer sa perpétuation et produit parconséquent des inégalités raciales, comme il produitdes inégalités sociales et de genre. Pierre Rosanval-lon ne dit pas autre chose dans la Société des Egaux :les États-Unis ont parfaitement fait cohabiter l’escla-vage puis la ségrégation avec un régime démocra-tique, mais restreint à la population blanche.

    LA « WHITENESS », OU LA CONSTRUCTION DE LANORME

    Encore aujourd’hui en effet, une population reste enpartie aveugle à la question raciale, la populationblanche. Une enquête du Pew Research Center ré-alisée au mois d’août après les événements de Fer-guson montre que 80 % des Noirs estiment que c’est

    un problème racial contre environ 30 % des Blancs.L’écart de perception est considérable, commentl’expliquer ?

    Les évolutions théoriques des recherches abordantles questions raciales aux États-Unis ont reformu-lé le modèle d’analyse en s’intéressant non pas auxNoirs, mais à ceux qui les ont défini comme Noirs,les Blancs. La première avancée de ces travaux est ladémonstration définitive de la plasticité du conceptde race et son caractère fondamental de construc-tion sociale. Ces travaux ont montré que le corps

    social majoritaire a progressivement intégré les po-pulations issues de l’immigration européenne à l’in-térieur de la ligne de couleur, la démarcation sym-bolique et matérielle qui détermine qui est blanc oupas.

    Jefferson, Père Fondateur et troisième Président desÉtats-Unis, concevait la nation américaine commel’héritière des fondateurs du premier empire an-glo-saxon au Ve  siècle, les deux frères danois He-nist et Horsa. De très nombreux procès eurent lieuau XIXe siècle pour déterminer qui était blanc et qui

    ne l’était pas. À la fin du XIXe siècle, les Américainsinstallés qualifiaient aussi bien les Irlandais, les juifsashkénazes, les Grecs, les Polonais, les Italiens de« Chinois de l’Europe », voire... de « Guinéens ». En1937, Roosevelt accorda aux Mexicains la « blan-cheur administrative » - le droit de se déclarer blanc- contre l’avis des juges. L’ascension sociale de cesgroupes ethniques leur permit de passer petit à pe-tit la « ligne de couleur »  et de « devenir »  blancs.Qu’est-ce qui soudait les Blancs entre eux ? La hainedes Noirs, des « niggers ». Comme le résume SylvieLaurent : « Non seulement la race a été socialement

    construite, mais " la race blanche " fut la grammaired’une idéologie à l’oeuvre dans la fabrication du corpssocial américain ».

    Les whiteness studies ont démontré que la lignede couleur demeure aujourd’hui prégnante et or-ganise un système, non pas de domination brutale,mais d’oppression douce, fondé sur des privilèges.Parmi le premier d’entre eux, le privilège de ne passe considérer comme racialement catégorisé. UnNoir sait qu’il est noir- c’est parfois une question desurvie, par exemple dans une situation impliquantdes officiers de police -, un Blanc ne se pose pas laquestion. « Le Blanc est la norme à l’aune de laquelle,a contrario est établie la différence, voire la déviance,symbolique. La race est un fardeau dont les Blancs

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    sont épargnés » explique Sylvie Laurent (historienneà Harvard, Stanford et enseignante à Sciences Po).

    De nombreux autres développements dans la re-cherche universitaire ont été entrepris. Le conceptde « micro-agression » se développe depuis les an-nées 80, et analyse les déclinaisons quotidiennes del’oppression douce, dont l’archétype est la question« D’où viens-tu ? » à une personne non-blanche. En-core plus récemment, la critique universitaire a portéle fer contre la « War on drugs » et ses effets dévasta-teurs sur les Noirs américains - démontrant à la fois

    son inefficacité et sa logique raciste - depuis 30 ans.

    Les États-Unis d’Amérique n’ont pas soldé la ques-tion raciale et ne sont pas sortis des logiques racisteset ségrégationnistes multiséculaires. L’élection d’unPrésident noir ne masque pas la violence des rap-ports sociaux aux États-Unis, ni la banalité du dramede Ferguson, malgré les nets progrès depuis 5O ans.De nouvelles idées et organisations se développentpourtant pour appréhender les métamorphoses duracisme et des leviers de lutte, comme le rappelait B.Obama en 2008 suite aux Pères Fondateurs « en vue

    de créer une union plus parfaite »  (« in order to forma more perfect union »). Les luttes contre la deshu-manisation généralisée des Noirs, aussi anciennesque l’esclavage lui-même sur le sol américain, réin-troduisent aujourd’hui la dimension sociale et éco-nomique de l’oppression. C’est la notion de répa-ration, contenue toute entière dans la promesse duPrésident Lincoln d’attribuer à chaque esclave libéréaprès 1865 « 40 acres et une mule ». Mais nul n’estprophète en son pays.

     A.R.

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    Dans son livre Classes préparatoires. La fabriqued’une jeunesse dominante (La Découverte), Mu-riel Darmon, procède à une approche originale,

    et presque ethnologique de ces classes prépa souventdécriées ou idéalisées. Formation complète élitiste,mais ouverte pour leurs promoteurs ou formatageinégalitaire reproducteur d’inégalités pour leurs dé-tracteurs : les classes préparatoires nourrissent undébat ancien avec pour ligne de fond la question deleur suppression.

    L’enquête de la sociologue a duré deux ans et a suiviquatre classes de prépa scientifiques et économiquesdans un grand lycée en France. Pour commencer, Mu-riel Darmon pose des constats déjà connus ; alors quel’enseignement supérieur se développe, le nombre

    d’élèves en classes préparatoires reste stable : 7 %des élèves de première année d’étude supérieur. Demême, le recrutement dans les milieux sociaux nechange pas et les enfants de milieux les moins fa-vorisés y sont peu présents : 60 % des étudiants declasses prépa sont issus essentiellement de milieuxsociaux supérieurs ou de familles d’enseignants.

    Mais l’auteure choisit de dépasser ce simple constatpour comprendre comment agit le mécanisme desclasses préparatoires sur les élèves, comment l’ins-titution scolaire les forme et même les transforme.

    Pour la chercheuse, la classe préparatoire est une

    institution «enveloppante», terme employé par Dur-keim, qui crée plutôt qu’elle ne reproduit une classedominante en donnant des codes et des savoirs spéci-fiques à ces préparationnaires. Prenant le contrepiedde la théorie de l’institution « totalisante » voire « to-talitaire », qui uniformiserait les individualités, l’au-teure relève plutôt une hyper-individualisation desélèves, ce qui permet une emprise bien plus grandesur chaque élève. Une fois entrés dans le monde de laprépa, la vie des élèves tourne autour des résultats,des cours et de leur réussite. La chercheuse montreque les élèves de prépa développent une sorte devie parallèle, pour gagner du temps sur l’institution:

    vie amoureuse, sorties de groupe, détente entre lescours. Mais même lors de ces moments, ils ont biensouvent l’impression de « gâcher »  du temps, alorsqu’ils pourraient travailler.

    L’institution des classes prépa produit une certaineforme de violence, notamment en imposant l’urgencepermanente aux élèves. Les professeurs instaurent

    un climat de précipitation continuelle. Les tempsmorts n’existent plus, les vacances de fin de premièreannée sont vécues comme le début officiel de la deu-xième année par des élèves toujours en manque detemps et sur le qui-vive. L’année scolaire est rythméepar des examens oraux - les colles-, des devoirs sur-veillés, des concours blancs qui maintiennent de fa-çon permanente la pression. Cette préparation exclutde fait les élèves souvent moins favorisés, les moinspréparés à ces codes sociaux.

    C’est la réussite de cette recherche sociologique :montrer comment la prépa forme une toute petite

    partie des étudiants à devenir des élèves « maîtres dutemps », gérant à dix-huit ou dix-neuf ans des situa-tions de stress et de crises dignes de dirigeants degrandes entreprises ou de hauts fonctionnaires. C’estcela que les classes prépa fabriquent une classe do-minante, capable de s’adapter à tout, y compris auxnouvelles exigences du monde du travail.

    Loin de l’image d’usine à bachotage, les classes pré-paratoires donnent deux enseignements apparem-ment contradictoires: l’un consiste en recettes prag-matiques pour réussir les concours, et l’autre, en unevision universelle et abstraite du savoir : c’est ce prin-cipe qui marque plus que tout autre la reproduction

    élitiste que permet les classes prépa..Muriel Darmon insiste sur la classe prépa comme« socio-genèse des habitus », thème bourdieusien parexcellence, c’est-à-dire, « une institution de fabrica-tion d’un type particulier de personne ». Si l’ombre dulivre de Bourdieu, La Noblesse d’État, est bien pré-sente dans ce livre, l’auteure montre que les classesdominantes changent progressivement de nature enFrance, et que les mécanismes des classes prépa n’ysont pas étrangers. Mécanismes toujours plus repro-ducteurs d’inégalités culturelles.

     L.M.

    LIRE ET RELIRE

    LIRE :

    MURIEL DARMON, CLASSES PRÉPARATOIRES.LA FABRIQUE D’UNE JEUNESSE DOMINANTE 

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    Depuis plusieurs années, Laurent Bouvet, pro-fesseur de science politique à l’université deVersailles-Saint-Quentin-en Yvelines, dé-

    fend sous le vocable, contesté, d’insécurité cultu-relle, la thèse d’un profond malaise identitaire, aux

    formes multiples, au cœur de la société française.Il y consacre aujourd’hui un court essai, publié chezFayard en janvier dernier.

    Avant même les attentats du début janvier, le débats’était installé au cœur de la gauche sur la nécessi-té de raviver la cohésion républicaine et de promou-voir de nouveaux outils pour le « vivre ensemble ». Ila depuis pris un tour plus intense, le président de laRépublique ayant notamment souligné que « l’espritdu 11 janvier », de ces grandes manifestations orga-nisées partout en France après les tueries de CharlieHebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher, n’était

    autre que « l’unité de la République ».Or, Laurent Bouvet dresse dans son livre le constatd’une France déchirée entre communautés, cha-cune ressentant un sentiment d’insécurité vis-à-visde tout ou partie des autres, en raison notammentde l’affichage de la diversité et du choix de politiquespubliques qui pérennisent cette séparation entreFrançais. Pour lui, la ligne de fracture passe non seu-lement par les différences ethniques mais aussi pardes oppositions religieuses, autour de l’islam, et parle choc entre extrémistes religieux et laïcs, commelors des manifestations contre le mariage pour tous.

    Reprenant en partie les conclusions du géographeChristophe Guilluy, Laurent Bouvet diffère cependantde son analyse en estimant que les populations vic-times de l’insécurité culturelle se retrouvent à la foisdans la France « des banlieues » et dans la France« périphérique et périrurbaine », et adressent de faitaux « élites » économiques, politiques, médiatiques,intellectuelles le même reproche d’abandon, de relé-gation, de ségrégation.

    Venu des rangs de la Gauche populaire, Laurent Bou-vet s’intéresse en priorité à l’analyse de la gauche degouvernement face à ce concept d’insécurité cultu-relle, que des chercheurs dénoncent comme reprisdu vocabulaire de la droite extrême. Pour lui, « l’idéecommune à gauche reste celle d’une émancipationindividuelle prioritairement, sinon exclusivement, ré-servée aux membres des minorités identitaires cultu-

    relles. Ce sont eux qui souffrent de discriminations enraison de leurs différences identitaires. Ils sont donc lesseuls en droit de se sentir en insécurité de ce point devue, surtout vis-à-vis d’une majorité structurellementconsidérée comme dominatrice et oppressive. Cette

    dernière ne pouvant vivre, au mieux, que des situationsd’insécurité économique et sociale. Tout débordementou revendication de caractère identitaire ou culturel dela part des membres de celle-ci étant potentiellementvu, lui, comme raciste, sexiste, homophobe ». Il ac-cuse les socialistes d’avoir fait de l’égalité une valeur« paravent » pour authentifier comme « de gauche » une réforme en faveur de telle ou telle catégorie decitoyens. Il évoque le mariage pour tous ou l’ensei-gnement scolaire de l’égalité des sexes, mais sansrelever que ces réformes peuvent tout aussi bienconcerner des membres des catégories de la po-pulation qu’il décrit comme victimes de l’insécuritéculturelle.Ainsi, si le livre de Laurent Bouvet intéresse le lecteursur les constats et les analyses, notamment lorsqu’ildécrit la façon dont le Front national, par oppositionau Front de gauche, réussit à capter les inquiétudeset les colères, ou lorsqu’il réhabilite une lecture « declasse » de la situation économique et sociale de laFrance, il pèche par un excès de polémique.

    Le terme même d’insécurité culturelle pose biensûr question, et notamment parce qu’il n’est juste-ment jamais question de culture dans son livre maisbien plutôt d’un malaise identitaire pluriel, un ma-laise auquel le politiste apporte un début de réponsedans sa conclusion, en soulignant qu’il faut accepter« que ce qui nous est commun a plus d’importance etde valeur que ce qui nous est propre, identitaire et im-médiatement avantageux ». Paradoxalement, LaurentBouvet souligne ainsi la nécessité d’une politique delutte contre les inégalités pour parvenir enfin à la ré-affirmation d’une seule communauté nationale.

    H.F.

    LIRE ET RELIRE

    LIRE :

    LAURENT BOUVET, L’INSÉCURITÉ CULTURELLE 

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    Dans La parole présidentielle, de la geste gaullienneà la frénésie médiatique, paru fin 2014 au Seuil, Jo-seph Daniel, ancien directeur du Service d’informa-

    tion du Gouvernement lors du premier septennat de Fran-çois Mitterrand, retrace l’évolution de la communicationpolitique, et, à travers elle, de la société française, depuisles débuts de la Ve République. La richesse des anecdoteset la finesse des descriptions sont mises au service d’uneanalyse rigoureuse et critique d’un champ souvent décriémais pourtant essentiel de l’action politique.

    Car, pour Joseph Daniel, la communication politique viseavant tout à « faire connaître, convaincre et entraîner » etparticipe, en ce sens, entièrement à l’exercice du pouvoirdémocratique. Elle « met en lumière et en récit » l’actiondes gouvernants. Elle a également pour objectif de « gé-

    rer le désordre ». La communication politique peut avoirdes effets désastreux lorsqu’elle est utilisée pour habiller,plutôt que pour assumer, une réorientation politique encours de mandat. Elle se heurte aussi, lorsqu’il s’agit depromouvoir une réforme, au phénomène fréquent du « re-tournement de l’opinion » : une réforme initialement ap-prouvée – sans être réclamée - par la population peut êtrefinalement rejetée à la faveur de la mobilisation toujoursplus forte et plus médiatisée de ceux qui « y perdent ».

    Pratique relativement simple dans les années 1950 et1960 quand l’audiovisuel n’était pas libre et que le pouvoir,dans une période de prospérité, bénéficiait encore de laconfiance des citoyens, la communication politique est

    devenue, à partir des années 1970, un exercice de plus enplus complexe.

    Les crises successives, la réduction des marges demanœuvre des gouvernements, le brouillage des repèresidéologiques, ont introduit un climat de défiance à l’égarddes responsables politiques. Leur parole s’est peu à peudémonétisée et a perdu sa « capacité d’évocation et d’im-

     plication », leurs mots se sont usés. Pour lutter contre laperte de confiance des citoyens, les élus sont donc ame-nés à « afficher moins d’ostentation et à exposer davantageleur personne ». Selon Joseph Daniel, « on est passé d’une

     parole publique qui impulse, oriente ou mobilise, à une pa-

    role qui accompagne, justifie ou répare - une parole com- passionnelle, défensive, thérapeutique, qui se veut proche deceux à qui elle s’adresse.»

    La communication politique a également dû faire face à lamédiatisation croissante de notre société. Le « triomphedes écrans » était une bonne nouvelle pour De Gaulle : la

    télévision lui permettait « d’être présent partout ». Maisl’émancipation des médias, désormais totalement indé-pendants du pouvoir politique, a renversé la logique quiprévalait dans les années 1950. Ce sont désormais les

     journalistes qui dominent les gouvernants : loin de laconnivence initiale, ils décortiquent désormais les contra-dictions et les imprécisions de la communication gouver-nementale en pratiquant de manière assidue le décryp-tage et le fact-checking. La « course au spectacle et laguerre à l’ennui », l’omniprésence des chaînes d’informa-tion continue ont imposé « un univers de communicationbeaucoup plus amnésique, court-termiste, où la déperditiond’information est grande et où il est difficile de capter l’atten-

    tion du public. » Obligés de s’adapter et d’abandonner l’élo-quence, les responsables politiques ont fini par préférer laforme au fond, les petites phrases, les messages simplesvoire simplistes et l’exhibition.

    Corollaire de la médiatisation, l’accélération de la vie po-litique conduit à une forme de dictature de l’urgence etde l’ubiquité. Le pouvoir n’est plus maître de son tempset de son agenda, son espace se dilue. Il est devenu pra-tiquement impossible d’organiser une communicationpolitique rationnelle sur le temps long. C’est la réactivitéqui est devenue la clef de la réussite, au risque de perdreen cohérence : on assiste, selon Joseph Daniel, à l’émer-

    gence d’une « communication Kleenex, éphémère et lacry-male ». Malgré l’introduction de procédures législativesd’urgence, le rythme politique de la délibération et de laconstruction d’une décision demeure plus lent. Ce déca-lage temporel normal ne résiste pas à l’instantanéité desmédias et pénalise en permanence des gouvernants quicourent après le temps sans jamais pouvoir prendre del’avance bien longtemps.

    Joseph Daniel conclue de ces évolutions que « gouvernern’est plus le même métier ». D’outil, la communicationest devenue une action. À travers elle, les gouvernantsdoivent relever l’immense défi « d’intéresser, toucher, cap-ter l’attention, briser le mur de l’indifférence, du scepticisme

    et de la moquerie, susciter la conviction, donner du sens àleur action ».

     M.G.

    LIRE ET RELIRE

    LIRE :

    JOSEPH DANIEL, LA PAROLE PRÉSIDENTIELLE, DE LA GESTEGAULLIENNE À LA FRÉNÉSIE MÉDIATIQUE.

  • 8/9/2019 Le Courrier des idees_n°3

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    «De l’écologie à l’autonomie ». Face à un tel su-

     jet, un étudiant sérieux en licence de philosopheaurait certainement commencé par rappeler

    que « écologie » nous vient de l’allemand (ökologie)et « autonomie »  du grec (autonomia). Recours à

    l’etymologie d’autant plus tentant pour introduire celivre paru au Bord de l’eau en 2014, qu’il s’agit de laretranscription d’un débat entre un écologiste fran-co-allemand, Daniel Cohn-Bendit, et un philosophefranco-grec, Cornelius Castoriadis, spécialiste de laquestion de l’autonomie. Tous deux également fran-çais, c’est à l’initiative des étudiants de l’universitéde Louvain-la-Neuve qu’ils débatent en ce 27 février1980, il y a 35 ans presque jour pour jour.

    Si Daniel Cohn-Bendit est depuis (re)devenu une starde la vie politique française et des médias, CornéliusCastoriadis est, lui, rarement évoqué dans les débats

    politiques. Peut-être parce qu’il est si inclassable,tant par son parcours que par ses idées : résistantcommuniste en Grèce, philosophe de l’autonomie etde la démocratie, mais aussi économiste à l’OCDEet psychanalyste, il est avant tout connu en Francecomme le fondateur et maître à penser de « Socia-lisme ou Barbarie ». Ce groupuscule révolutionnairede gauche mais critique virulent du marxisme dog-matique et surtout de l’Union soviétique ne s’est pourautant jamais rangé du côté des maoïstes ou destrotskiste et s’est dissout en 1967 après avoir pré-dit une révolte de la jeunesse à venir... Pour avoir euraison trop tôt, Castoriadis, qui ne s’est pas fait que

    des admirateurs, serait-il aujourd’hui oublié ? Heu-reusement non, en partie grâce à la réédition de latranscription de ce débat.

    Impossible à résumer, ce livre est une introductionfoisonnante à la pensée de Castoriadis. Pour ce philo-sophe de l’autonomie, l’individu ne peut se penser endehors de la société et c’est pourquoi la seule orga-nisation de la société qui n’aboutit pas à l’exploitationdes hommes est la démocratie. Une évidence ? Passi l’on comprend la vision extrêmement ambitieusede la démocratie qu’a Castoriadis. Une société quis’auto-institue, où la délibération doit être collectiveet qui ne peut admettre de classes dominantes - nimême dirigeante. Dans nos sociétés, disait de plusCastoriadis, l’on subit une véritable contre-éducationdémocratique qui nous enseigne que notre partici-

    pation aux choix collectifs se limite à l’entrée dansun bureau de vote une fois tous les cinq ans. Soninspiration principale - même s’il se défendait d’enfaire un modèle - c’est la démocratie athéniennequ’il n’hésitait pas à idéaliser pour les besoins de

    ses démonstrations. Mais ceci ne l’empêche pas depenser l’évolution des nouvelles technologies et lesenjeux environnementaux, et la modernité de ses ré-flexions - plusieurs décennies avant que ces sujetsne deviennent une préoccupation mondiale - est im-pressionnante.

    En à peine plus d’une centaine de pages on y abordeainsi, dans leur complexité, toutes les questionsqu’un progressiste se pose aujourd’hui, de la sociétéde consommation à la difficulté de critiquer le capita-lisme (quand on observe une « véritable adhésion aux"valeurs du système" » comme le souligne Castoria-

    dis) en passant par le nucléaire et ses alternatives(« Dany » rappelle que lors de ses premières marchesantinucléaire on pouvait entendre le slogan « À basla bombe atomique, oui à l’utilisation civile du nu-cléaire »). Pas un de ces thèmes ne semble dater, eton a parfois le vertige de trouver, dans ces quelquespages, des pistes de réponses à des questions d’uneactualité déconcertante.

    Près de 20 ans après la mort de Castoriadis, lire « del’écologie à l’autonomie » est à la fois rafraichissantet intrigant : notre société actuelle semble tellementloin d’être tout de ce qui ressort de ce débat commeétant nécesssaire à une société juste et démocra-tique ! Le lecteur reçoit en tout cas une double-in-vitation stimulante, à se remettre en question maisaussi à agir, non pas vers un idéal pré-déterminémais un projet de société véritablement collectif.

    A.N.

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    RELIRE :

    CORNELIUS CASTORIADIS ET DANIEL COHN-BENDIT,DE L’ÉCOLOGIE À L’AUTONOMIE 

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    Ces huit conférences au format très court re-donnent espoir en la politique et proposent deschangements concrets et réalistes pour adap-

    ter le fonctionnement démocratique au XXIe siècle.

    Tous les conférenciers s’accordent sur l’idée que ledésengagement citoyen constaté dans les démocra-ties occidentales n’est pas une fatalité. Ils y voientdifférentes causes et proposent chacun leurs solu-tions.

    Pia Mancini dénonce le fait qu’il faille être influentou consacrer sa vie à la politique pour en devenir un

     jour un acteur. Afin d’abolir ces barrières à l’entréequ’elle considère être la cause du désengagementcitoyen elle a mis en place democracy OS, une ap-plication mobile sur laquelle tous les projets de loissont expliqués dans une langue simple et sont sou-mis au vote direct des citoyens. Son projet connaît un

    très large retentissement mondial.David Mesin appelle les autorités à faire des effortsde communication. Il compare avec humour cer-taines publicités Nike et des annonces municipalespour montrer à quel point le citoyen n’est pas incitéà s’engager. Il prône une libération de l’espace publicpour y placer des annonces officielles mieux desi-gnées.

    Le professeur Eric Liu voit l’origine du faible enga-gement citoyen dans la connotation négative qu’a le« pouvoir » dans nos sociétés. Il propose, avec son or-ganisation Citizen University, d’instruire les citoyens

    avec des cours d’éduction civique modernisés et at-trayants.

    Le député britannique Rory Stewart invite quant àlui les hommes politiques à écouter bien plus leursconcitoyens et surtout, à cesser de prétendre à l’om-niscience. Pour cela il faut que la presse et les élec-teurs ne tiennent pas rigueur à un homme politiquede ne pas avoir de réponse à une question dont iln’est pas spécialiste.

    Enfin le journaliste Clay Shirky propose de repenserla fabrique de la loi de manière beaucoup plus colla-borative. Il s’inspire de la plateforme Github qui per-

    met à des développeurs de coordonner leurs actionspour créer des logiciels libres complexes.

    Cliquer ici pour accéder aux conférences en ligne.

     L.P.

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     VOIR :

    8 TEDTALKS POUR RETROUVER LA FOI EN LA POLITIQUE

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    Parmi les dix prévisions pour 2015 du think tanken innovation publique Nesta figure l’arrivée dupremier parti de l’ère Internet au Royaume-Uni

    lors des élections générales du 7 mai prochain.

    Alors que la structure des partis politiques et le cli-vage gauche-droite ont peu évolué outre-Manchecomme en France depuis 1945, de nouveaux « partisde l’Internet » et des « mouvements citoyens »  inves-tissent l’espace politique des démocraties voisines.Ces organisations ne conçoivent pas le numériquecomme un simple outil mais en épousent les valeurs:ouverture, absence de hiérarchie, réactivité, innova-tion et liberté. Les mouvements citoyens, quant à eux,se situent à mi-chemin entre les partis de l’Internet etles partis traditionnels qui ne conçoivent le numériqueque comme un outil et manquent ainsi la révolutionculturelle qu’il charrie.

    Comment réagir face à ce nouvel activisme citoyen quine bénéficie pas aux forces politiques actuelles ?

    La période de congrès est l’occasion d’aborder cesquestions pour faire réellement entrer le Parti socia-liste dans le XXIe siècle.

    DES PARTIS DE L’INTERNET CENTRÉS SUR LESQUESTIONS NUMÉRIQUES

    Le piratpariet (Parti Pirate) est le premier parti del’internet à avoir vu le jour. Créé en Suède en 2006,il est devenu la troisième force politique du pays en2009 à la faveur du procès du site de téléchargementThe Pirate Bay. Depuis lors, cent trois partis piratesse sont créés à travers le monde dont vingt-huit sontmembres du Parti Pirate International. Ce regroupe-ment de partis de l’internet connaît un succès inégalselon les pays. Le parti allemand est celui qui béné-ficie des meilleurs résultats en remportant jusqu’à15 sièges lors de l’élection du Land de Berlin en 2011,soit 10,7% des voix. En France en revanche, le particréé en 2006 ne dépasse jamais les quelques pointsaux élections locales. Mais les partis de l’internet nese limitent pas aux pirates. Des leaders médiatiquescomme Julien Assange ou Kim Dotcom (créateur deMégaupload) ont aussi créé leur parti de l’internet.Respectivement nommés le wikileaks party en Aus-tralie et le « Parti de l’Internet » en Nouvelle-Zélande,leurs programmes sont très proches des pirates.

    Ces formations politiques se caractérisent d’abordpar leur participation au processus politique habituelau même titre que les partis traditionnels dont ellesessayent pourtant de se démarquer. Pour cela, ellesse présentent comme « modernes » par opposition aux

    anciens partis volontiers qualifiés d’archaïques. Enoutre ces formations se qualifient de « partis d’idées » par opposition aux partis traditionnels (partis libé-raux, partis socialistes) rabaissés au rang de « partisd’idéologie ». Cette distinction met en exergue l’appé-tence de ces nouveaux partis pour le pragmatisme etl’action quand les partis anciens sont parfois enlisésdans des batailles idéologiques.

    La réalité est pourtant un peu différente. Les partisd’internet sont en fait très sensibles à l’idéologie despionniers d’internet (Tim Berner Lee etc.) qui pro-meuvent une société ouverte, transparente, libre,

    connectée et innovante. Ces mouvements de penséedéveloppés dans la Silicon Valley dans les années1980 sont influencés par une idéologie libérale voirelibertaire et anti-État. Le professeur de StandfordFred Turner y voit même une résurgence des mouve-ments contestataires californiens des années 1960. E.Morozov en dénonce d’ailleurs les dangers dans untexte que nous avions présenté dans le Courrier desidées n°1 (ici).

    Outre leur rejet du clivage gauche-droite et des par-tis traditionnels, ces formations se caractérisent parleurs programmes très similaires. Open data, trans-parence de la vie publique, facilitation de l’entrepre-neuriat, encadrement et limitation des brevets ensont les thèmes centraux. Les questions sociétalesplus larges sont très peu abordées. L’éducation, lasanté, la défense et l’économie sont souvent traitéessous l’angle numérique (tablette à l’école, e-santé, cy-ber-guerre ou start-up).

    Il ne faut pas pour autant considérer ces partis commemarginaux.

    D’abord il est extrêmement rare qu’un sujet spécifiquedébouche sur une offre politique en soi. L’écologie po-litique a mis plusieurs dizaines d’années avant de sor-tir des marges et d’obtenir des élus. Les listes « pourla Palestine » ou pour la légalisation du cannabis n’ont

     jamais dépassé le stade du témoignage.

    Ensuite ils sont peut-être la manifestation d’une in-quiétude des citoyens face à l’absence de contrôle des

    PROSPECTIVE

    LE NUMÉRIQUE SERA-T-IL AUTRE CHOSE QU’UN OUTILPOUR LES PARTIS POLITIQUES DE DEMAIN?

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    progrès de la science (et de l’informatique en particu-lier) par des structures politiques dépassées.

    Par dessus tout, ces partis sont probablement lesigne d’une évolution des attentes des citoyens. Ha-bitués à échanger et à débattre avec la facilité propreaux nouvelles technologies, ils ne comprennent pasl’hermétisme qui entoure les partis politiques dont lacommunication reste très top-down. Ils ne retrouventpas non plus dans le paysage politique la qualité d’at-tention offerte aujourd’hui par la plupart des grandesorganisations commerciales qui les entourent.

    Face à l’incapacité des partis de l’Internet à dépasserles questions propres au numérique d’autres mouve-ments intimement liés à Internet se saisissent de ces

    sujets.

     LES MOUVEMENTS CITOYENS, ENTRE ADN NUMÉ-RIQUE ET QUESTIONS SOCIALES

     Une myriade de mouvements, plus que de partis, sontapparus et se sont structurés ces dernières années,Podemos en Espagne, le Mouvement 5 étoiles de l’hu-moriste Beppe Grillo et du gourou du web GianrobertoCasaleggio en Italie, le partido de la red (le parti duréseau) en Argentine, le wikipartido au Mexique, etc.

    Ils ont en commun une croissance rapide et une uti-lisation renforcée des outils numériques. L’esprit dunumérique est constitutif de leur ADN. Ils partagentdonc avec les partis de l’Internet leur dynamisme, leur

     jeunesse et les idéaux d’ouverture, de transparenceou de mise à plat des rapports hiérarchiques.

    Pour autant ils s’en distinguent par leur offre poli-tique qui répond à une demande sociale et dépasseles seules questions numériques. Ils traitent d’égalité,de liberté ou d’économie.

    Cette catégorie hétéroclite trouve aussi son unité dansl’absence souvent revendiquée de leader et donc dans

    l’adoption de structures peu hiérarchiques. Le parti-do de la red ou le wikipartido critiquent explicitementtoute volonté de faire émerger un leader. Plus radi-cal, le partido X espagnol garde même l’anonymat surl’identité de ses membres. Le mouvement 5 étoiles,quant à lui, met un point d’honneur à désigner desmembres de la société civile comme candidats auxélections.

    Pour ces mouvements, le numérique est donc autantporteur d’un système de valeurs que d’outils de fonc-tionnement. À l’image de Podemos lors de sa cam-pagne pour les élections européennes de 2014, ils uti-

    lisent le crowdfunding pour se financer. L’élaborationde leurs programmes est collaborative et se fait pardes wikis, comme dans le mouvement wikipartido ouvia des outils comme Github (voir la rubrique VOIR surles TEDtalks).

    Malgré la fraîcheur apportée au paysage politique parces mouvements citoyens l’enthousiasme qu’ils sus-

    citent tient parfois au populisme de leur programme.Le mouvement 5 étoiles est un triste exemple de l’ef-fondrement des espoirs qui avaient été placés en luipar 20 % des électeurs italiens lors des législativesde 2013. Ce « non-parti »  fondé à partir du blog deBeppe Grillo n’a pas réussi à apporter le change-ment souhaité dans la vie politique italienne. En unan, la direction a soumis quatre-vingt-dix projets deloi à ses militants qui les ont discutés et amendéssur la Toile. Sept d’entre eux ont été présentés de-vant les Chambres. Aucun n’a été adopté. Le mouve-ment se déchire continuellement donnant lieu à desexpulsions massives de députés des rangs du Parti.

    FACE À CES INNOVATIONS CITOYENNES LES PARTISTRADITIONNELS DOIVENT RÉAGIR

    Internet est maîtrisé depuis longtemps par les partispolitiques et Barack Obama en a montré l’utilité lorsde ses campagnes. En 2008, il utilise les réseaux so-ciaux classiques (Facebook, Myspace) ou communau-taires (Blackplanet.com) pour faire sa promotion etson site mybarackobama.com, sorte de réseau social,pour organiser la campagne avec les bénévoles. En

    2012 sa campagne est plus « high-tech » : une équipeconçoit en interne des outils informatiques puissants(Narwhal notamment) qui permettent de croiser lesdonnées acquises sur les électeurs depuis 2008 afinde cibler à un niveau individuel les messages à dif-fuser. Cependant cette utilisation des nouvelles tech-nologies n’est en rien comparable avec celle faite parles mouvements d’internet. Le numérique reste ici unpur outil.

    En France la pratique est similaire sauf que l’ou-til est moins bien utilisé, excepté – et c’est difficile àadmettre - au Front National peut-être. À l’UMP, lagestion du buzz a laissé des souvenirs douloureuxavec le ridicule lipdub de 2009 ou l’échec absolu duréseau social « Les créateurs du possible » qui n’a vécuqu’un an, et a coûté 1 million d’euros pour seulement15 000 inscrits.

    Notre parti a également connu certains échecs. Aprèsle succès du site participatif Désir d’avenir lors de lacampagne présidentielle de 2007, le réseau social LaCoopol lancé en 2010 a connu succès bien plus mo-deste. La plateforme des États Généraux du Parti So-cialiste (EGPS) a, en revanche, conduit le PS à utiliserinternet au-delà de sa pure fonction d’outil pour en

    adopter l’esprit et les codes, à savoir un design simple,une attention concentrée sur l’utilisateur, la transpa-rence (les contributions de chacun étaient visibles partous) et l’expression libre et directe.

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    La plus grande menace que font peser ces mouve-ments citoyens sur les partis traditionnels est qu’ils

    refusent catégoriquement le clivage gauche-droite.Ils enferment donc les vieux partis dans une catégoriequ’ils qualifient de dépassée et bénéficient fortementde l’esprit de nouveauté qu’ils génèrent. La questionreste ouverte de savoir comment répondre à cela,d’autant que l’extrême droite joue aussi ce jeu-là enFrance.

    L’adaptation des structures partisanes aux outils nu-mériques et, par dessus tout, à l’idéologie qui les ac-compagne est une nécessité absolue faute de quoicertains partis d’extrême droite en France pourraientoccuper l’espace politique qu’occupent les mouve-ments citoyens dans d’autres pays proches.

    Cette responsabilité repose sur les partis eux-mêmesbien sûr. Cela requiert de mettre fin aux structurestrop hiérarchiques (Premier secrétariat, SN, BN, CN,fédérations, sections), de pratiquer la transparenceabsolue sur le plan financier en particulier, de systé-matiser le travail collaboratif comme il a eu lieu lorsdes EGPS et de prendre en compte la demande d’ou-verture. Les partis ne peuvent plus seulement comp-ter sur leurs ressources internes à l’heure de l’innova-tion ouverte. Il faut compter sur la société civile. Lesvictoires remportées par les cybers militants d’Avaaz.org devraient inciter les partis à se tourner vers ces

    structures.Les partis politiques de demain ne seront donc peut-être plus des partis d’adhésion mais des partis departicipation. Au-delà des objectifs chiffrés en termede nombre de militants, il pourrait donc être utile dereconsidérer la place à accorder aux volontaires sou-haitant participer activement ou financièrement auprojet socialiste.

    L’État a également sa part de responsabilité dans lemaintien d’une démocratie satisfaisante pour les ci-toyens. Pourquoi ne pas s’inspirer à cet égard de l’ini-tiative finlandaise avoinministerio.fi, cette plateforme

    qui permet aux citoyens de proposer des projets deloi qui sont votés au Parlement lorsqu’ils obtiennentsuffisamment de signatures ?

     L.P.